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A bout de souffle

Notes

Frédéric O. Sillig



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Il est 9 heures du matin au café de l'hôtel de la Tête Noire. Toutes les tables sont occupées. Les croissants, ici souvent très secs, ont déjà disparu. Siccité et parcimonie propres à cette terre huguenote. J'essaie en vain de voir qui se cache derrière les haies de papier formées tout autour de la salle par le pluriel déploiement du quotidien du crû. En guise de consolation, je m'autorise à contempler en surplomb de cet étalage à répétition, quelques dessins de mon très cher cousin Géa, récemment disparu, qui avait jugé bon d'en consteller les murs de toutes les gargotes du canton. Ce, presque sans contrepartie financière, à l'inverse de tous ses camarades montparnassiens des années 30, par ailleurs tout aussi doués que lui, comme Georges B., Salvador D., ou un certain Pablo P. par exemple. Cet abandonnisme, sinistre – au sens latin du terme – m'a probablement valu, enfant, et sur ses genoux, un de mes premiers cours d'anticonformisme rampant.

L'hebdomadaire satirique que brandit le personnage célèbre qui me demande humblement asile à ma table me rappelle que nous sommes mercredi. Plutôt petit, noiraud en abondance, excepté le dessus du crâne un peu dégarni, l'œil vif, perçant au travers d'épaisses lunettes aux verres teintés. Mais surtout cette voix traînante, un peu zézayante, mythique, que les abonnés des Cahiers du Cinéma parviennent à entendre sur le papier.

     —  Vous êtes architecte vous ? 

Je suis un peu secoué, je n'ai avec moi aucun objet qui trahit une appartenance à ma profession et je ne crois pas qu'il me connaisse, je ne l'ai jamais vu en chair et en os. Je lui donne le change en lui disant que j'ai tout de suite vu qu'il était cinéaste... Nous venons déjà de franchir la limite du 1er degré. Le Canard Enchaîné reste plié. La conversation se prolonge une quinzaine de minutes sur des considérations philosophiques diverses mais teintée de part et d'autre, d'une ironie auto provocatrice chargée d'un semblant réactionnaire, confronté à un conformisme latent. L'heure de mon rendez-vous approche et je dois, la mort dans l'âme, me séparer de mon interlocuteur à l' instant où nous commencions d'évoluer aux confins du 4ème degré, bien que, de sa part, les pointes deviennent de plus en plus acérées et de moins en moins policées. À regret, mais tout de même un peu agacé, en guise de point d'orgue, je lâche une dernière provocation :

     — C'est bizarre, vos films, je les trouve à chier, mais je retourne les voir ! 

Pour entendre cette proverbiale voix nasonnante qui négocie ses courbes au frein à main... et qui cette fois me laisse à bout de souffle :

     — Normal, ... c'est parce que vous avez la manie de toujours chercher à vouloir comprendre... pourquoi on s' fout d' vot' gueule ! 


rquad.jpg   FOS © 5 août 2007

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