tnnc.jpg
lgrise.jpg
rquad.jpg


Anzio

Notes

Frédéric O. Sillig



1969

Au cœur du port de plaisance d'Anzio, je suis installé dans le salon du Cercle de la voile de Rome (Circolo Della Vela di Roma) dans l'attente de la distribution des prix du championnat d'Europe auquel je viens de participer. Un endroit qui l'année dernière a été choisi comme décor pour les premières images du film de Robert Dhéry « Le Petit Baigneur01 ». Derrière un exemplaire du « Messaggero » qui me sert de paravent, j'assiste à l'arrivée des personnages les plus marquants de cette semaine riche en événements.
anzio01.jpg
Voici d'abord un jeune navigateur finnois que j'ai vu déambuler voilà trois jours avec deux de ses compatriotes devant la terrasse de mon apéritif du soir, et repasser moins d'un quart d'heure plus tard en position horizontale, ivre mort, porté par ses deux camarades. Et la régate du lendemain a été gagnée par lui. Il faut dire que ce brave garçon exerce le métier de « flotteur » qui consiste à conduire seul, ragaillardi par des tranches de sommeil de dix minutes au plus, d'immenses convois de bois flottant sur les voies fluviales finlandaises.
Puis c'est l'entrée discrète du comte Capri Cruciani qui hier m'a fait visiter sa cache de résistant enterrée dans son immense domaine viticole qui a servi de cadre jeudi soir à une réception grandiose – avec laquais en costume – sous des frondaisons séculaires nappées de taches de lumière, servant d'écrin à d'inattendus mais authentiques vestiges romains.
Et voilà notre ami Catello navigateur chevronné, unijambiste, artisan de sa voilerie et constructeur de son propre bateau de compétition. Sur terre et mer, il est toujours flanqué de deux lazzarone, fort sympathiques mais à l'humeur déterminée. Je me souviens de leur avoir demandé, il y a deux ans, dans le hall d'un hôtel d'Helsinki, s'ils avaient bien réservé leur passage sur le ferry qui devait nous conduire à Stockholm, ce que nous avons été amenés à faire deux mois à l'avance au moins. « No, no …vedremo a posto ! 02 » ont-ils répondu. Fâcheuse perspective pour eux, me suis-je dit. A notre arrivée au port de Turku, ce sont eux qui nous ont accueilli avec de grands signes depuis le deuxième pont du ferry. Il faut préciser aussi que notre excellent ami Catello était alors maire de Castellamare di Stabia, la patrie d'Al Capone.
Maintenant c'est Roberto, le maître d'hôtel du club house qui jaillit de son office. Un brave que j'ai réussi, malgré moi, à mystifier profondément. Enquis avec tact de l'endroit où il a pu pratiquer le français qu'il parle parfaitement, il me fut fait état de plusieurs années de service à l'Hôtel de la Poste à Sisteron03. Par un pur hasard, cet ancien relais faisait partie, sur la « route Napoléon », d'une des étapes obligées des escapades gourmandes de ma jeunesse, avec l'ex-associé de mon père, devenu éminent gastronome littéraire et cathodique. L'énoncé presque in extenso de la carte de cet établissement réputé pour ses légendaires terrines de volaille provoqua sur ce cher Roberto un effet hallucinatoire qui induisit de multiples faveurs éthyliques ou protocolaires à mon égard. Une véritable « Raspoutinade ».
anzio02.jpg
Une affluence grandissante indique maintenant que l'heure de la manifestation approche. Le niveau sonore monte rapidement. L'assistance est bientôt composée de tous les équipages, italiens et étrangers, entourés de la fine fleur de la société romaine et de leurs inévitables satellites que l'on voit probablement virevolter dans chaque agape de la région. Petite ou grande noblesse, anciennes familles, industriels de format variable, play-boys improvisés ou « fils de », propriétaires terriens ou immobiliers, voilà le genre du lieu. En bref, une élite digne de pénétrer à l'intérieur de cet espace prestigieux, siège d'une société fondée en 1949, date à laquelle Benito a déjà pu, avec décence, s'effacer des consciences et au sein duquel ce petit monde évolue sans le moindre repentir d'une Dolce Vita qui pourrait se froisser d'une toute récente mise en lumière fellinienne. Bien entendu, les femmes se connaissent toutes. Les retrouvailles sont fort bruyantes, les amabilités démonstratives mais pas toujours sincères. En fait, les amitiés affichées comme indéfectibles cachent des rivalités intermittentes et les courtoisies édulcorent certaines condescendances latentes. Pour chacune de ces mondaines, la légendaire gradation Fiat-Alfa-Lancia est réévaluée au plan textile et mercerisé, diversement selon les adeptes de Roberta di Camerino, selon celles de Lancetti ou selon celles qui osent braver le scandale d'Ottavio Missoni04. Tandis qu'au raz du sol, s'affrontent le plus souvent les prosélytes de Ferragamo et de Gucci. Mais tout est joué sur le ton de la spontanéité, de la jovialité typiquement italienne. Celles qui sont, côtoient volontiers celles qui ont été ou celles qui pourraient devenir. Mais la mesure est toujours pondérée selon les mêmes critères. Les critères qui, à Rome, ont cours via dei Condotti05.
anzio03.jpg
Le silence est réclamé par le Presidente del Circolo, en passe d'inaugurer une interminable succession de discours protocolaires qui doivent précéder la distribution des prix, suivie elle-même d'un buffet que l'on est en train de dresser sur la terrasse. L'impatience monte rapidement à l'écoute du cortège de lieux communs qui tombe de la tribune. L'attention est davantage attirée par le ballet de Roberto et des ses acolytes qui transportent de l'office à la terrasse des dizaines de plats et de braisières dont le contenu est censé être soustrait aux regards par des serviettes blanches. Mais on peut en apercevoir un peu : crostini, bruschetta, fave al pecorino, panzanella, spiedini di provatura, une idée des antipasti qui nous seront proposés. La dernière allocution s'achève, les applaudissements ont perdu de leur vigueur. La remise des prix qui commence maintenant, comme tous les exercices du genre, par l'annonce d'un ton révélateur de surprise, des lauréats dont on connait le classement depuis la veille. Sous les acclamations, les équipages – nous autres – se déplacent pour recevoir, fanions, assiettes, verres et pour les meilleurs, récipients en faux argent gravé, serrements de main du Presidente, du Commodore, du Ministre des affaires étrangères06 et du Président du Conseil, pour devoir se fendre ensuite d'une succession de remerciements à la terre entière d'un exploit accompli par eux seuls. Une parodie oscarisante qui incombe à tous, du vainqueur à la lanterne rouge. La fatigue se fait déjà sentir peu après la remise de la médaille de bronze. Le vrai champion ici, c'est le majordome Roberto qui continue sa procession. Les têtes se tournent discrètement. Sur une table roulante, gnocchi, bavette alla trasteverina, fettuccine con i piselli. sur une autre, abbacchio brodettato, trippa, coda alla vaccinara, saltimbocca, coratella con carciofi. La remise du douzième prix, décerné à un Génois, est perturbée par un incident, un drame devrait-on dire. Gabriella M., en retard comme d'habitude, vient de faire son entrée. Superbe, dans un ensemble Fendi jaune pâle, elle s'approche de l'estrade pour éviter le cauchemar de ne pas être vue. La tirade de reconnaissance du Ligure s'arrête net. Un silence suivi d'un chuchotement collectif dans la zone des élégantes. Les deux « F » tête-bêche que Lagerfeld07 a dessiné l'an dernier pour la marque, figurent aussi sur l'ensemble de Maurizia R., parfaitement identique à une nuance de couleur près. Le crissement d'une roulette d'une nouvelle table roulante amorce la reprise du laïus que personne n'écoutera à la vue du contenu du chariot qui laisse apparaître poisson et fruits de mer : anguille con lauro, baccala' in umido, cefaletti in graticola, cefalo lesso, mazzancolle al coccio, seppie in umido et aussi quelques légumes, broccoletti strascinati, carciofi alla romana, cicoria ripassata, peperoni è zucchine ripiene. On en arrive au malheureux dernier du classement, qu'une avarie a dû faire abandonner la course à la deuxième régate, qui se lève sous une ovation consolatrice. Tandis que Roberto se presse de pousser avec célérité les deux derniers chariots sur lesquels sont entreposés les desserts : bigne' , castagnole, maritozzi, zuppa inglese et des cartons de bouteilles, toutes estampillées Castelli Romani : Marino DOC, Vignanello DOC, Cesanese del Pigio DOC sans oublier les eaux minérales. Le discours conclusif du président commence sans aucune espèce de pitié pour la crampe de mollet, le genou douloureux ou les fourmis qui habitent les jambes de ces auditeurs à l'attention morcelée. On assiste alors parmi nos tricoteuses laziali à un déplacement d'ensemble très curieux et très lent qui rappelle fort le positionnement stratégique des bateaux en deçà de la ligne de départ de la régate, dans les trente secondes qui précède le coup de canon. J'en comprendrai la raison quelques instants plus tard, mais pour l'heure, la bienséance, la courtoisie, la distinction sont toujours de mise en cet endroit qui respire un parfum d'élégance, pour tout dire, un modèle de raffinement pétri d'urbanité.
anzio04.jpg
Dès l'invitation de l'orateur à passer sur la terrasse pour le buffet, se produit une accélération générale de ce magma humain apprêté et parfumé. Une sorte de mouvement brownien relevé d'une clameur sourde et dense, ponctuée de quelques notes suraiguës. C'est la phase de positionnement par rapport à l'unique porte donnant sur l'extérieur. Un goulet d'étranglement. Le défilé des Thermopyles. Un store se décroche et tombe, il est piétiné par les Romaines, le store est vénitien. Au passage de la porte, les cris se multiplient sous la poussée de la multitude. Des boutons sont arrachés. Des anses de sac à main sont sectionnées. Le seuil de la porte déchausse les pieds fatigués. Quelque part, Gucci est écrasé, martyrisé par Ferragamo. Pour celles qui ont réussi à passer, c'est un répit apparent, la détente des fluides après l'entonnoir. Au contraire, c'est l'effet Venturi qui se produit. L'accélération, suivie de la projection de la masse affamée par un mouvement tournant à gauche pour la répartir sur le devant de la longue table sur laquelle est présenté le buffet. Roberto a disposé les plats dans l'ordre successif d'un repas classique en vue d'un défilé de convives policé sous la forme d'une file bien ordonnée. Mais les furies envahissent d'un seul coup l'entier de la largeur de la table comme un raz de marée. Certaines se retrouvent aux desserts et doivent reculer jusqu'aux antipasti. La manœuvre d'enveloppement se transforme en mouvement de cisaillement pour les deux premiers rangs, entravé par les tentatives de pénétration de celles qui sont derrière et qui tentent d'accéder aux victuailles. C'est là que je vois Rosanna O. qui empoigne la robe de Valeria P. par la martingale et qui la tire violement en arrière pour prendre sa place devant les saltimbocca. De toutes parts jaillissent des cris divers, des assiettes tombent et se brisent. J'essaie de m'éloigner provisoirement de ce pugilat en me faisant une raison de courir le risque de voir, quand viendra mon tour, plats et bouteilles vides.
C'est à ce moment que j'entends un hurlement suivi d'un chapelet d'insultes adressée à toute l'assistance, au Circolo, à la région, à l'Italie, à tous les saints du calendrier, puis à Dieu lui-même. La voix d'Antonella R. qui émerge de la cohue, en larmes, penchée en avant pour constater l'état de sa robe issue de la fameuse « Collection Blanche08 » que Valentino vient de présenter pour la première fois à la traditionnelle mostra du Palais Pitti. L'entier du devant de ce vêtement « molto affascinante», y compris le mythique « V » du plastron, est enduit d'une éclaboussure qui ressemble curieusement à une importante projection de fettucine alla puttanesca.

En bref, ce que je disais plus haut : «  …pour tout dire, un modèle de raffinement pétri d'urbanité. »
anzio05.jpg


rquad.jpg   FOS © 30 juillet 2013

PRÉCÉDENTE    ACCUEIL    SOMMAIRE    HAUT


picnotes.jpg
[01]  L'action est censée se passer à San Remo, mais les plans du Club House sont tournés à Anzio  [ retour ]
[02]   « On verra sur place ! »  [ retour ]
[03]  Hôtel aujourd'hui disparu. Ses murs abritent la Brasserie Henri  [ retour ]
[04]  Créa involontairement un scandale au Palais Pitti, par sa collection devenue transparente à la lumière des projecteurs. Le couturier a fait l'objet d'un ostracisme durable pour cette raison. Tare qui n'a fait évidemment qu'augmenter sa notoriété.  [ retour ]
[05]  Une rue de prestige, adresse du siège de bien des couturiers romains  [ retour ]
[06]  Aldo Moro qui m'a très gentiment invité à dîner le soir même avec mes deux coéquipiers. WIKIPÉDI  [ retour ]
[07]  C'est effectivement Karl Lagerfeld qui a dessiné le fameux logo de la Marque Fendi lorsqu'il travaillait pour elle.  [ retour ]
[08]  Collection mythique créée en 1969  [ retour ]

lgrise.jpg

copyright © by frederic o. sillig            info@sillig.net            bio