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Ascenseur pour l'échalote

Notes

Frédéric O. Sillig



Lorsqu'on monte à l'entresol, il arrive que la cabine ne s'arrête qu'en bout de course. Ce qui m'est arrivé à maints épisodes. En voici trois.
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Émergence
Février 1979. Licencié économique d'un petit atelier d'architectes, je postule à tout hasard dans l'Administration. Dans une officine qui contrôle la construction du campus d'une école polytechnique. Seul un emploi d'auxiliaire m'est offert pour cause de contingentement des postes. Très mal rémunéré, mais le travail est intéressant. On me fait comprendre que la prochaine démission ou départ en retraite sera une occasion pour moi d'obtenir un poste titularisé. Au gré des semaines, les tâches qui me sont confiées sont de plus en plus importantes. Les responsabilités aussi. Une place se libère. Enfin. Je suis invité à postuler officiellement. Avec salaire en rapport avec la classe de revenus qui correspond au titre d'architecte. Une proposition de contrat d'engagement est rapidement soumise à ma signature en deux exemplaires à renvoyer au DRH. Mais la confirmation tarde à venir. Des semaines, des mois. L'importance des tâches qui me sont confiées augmente de plus en plus; sans la moindre modification hiérarchique. Toujours sans grade, je deviens officieusement le second du responsable du site. La confirmation de ma titularisation ne vient toujours pas. On me dit que de toute manière, elle sera rétroactive. En proie au stress, le personnage dont je suis l'adjoint virtuel est maintenant sujet à quelques problèmes de stabilité. Voilà qu'il faut se substituer à son action sans que cela n'apparaisse pour des questions de convenances. Il se trouve que notre chantier, au vu de son importance et de l'indépendance institutionnelle des écoles polytechniques, dépend directement du sommet de l'État. Mon travail consiste, entre autres, à rédiger des projets de lettres à des courriers vindicatifs qui seront transmis pour réponse officielle dans les hauteurs politiques de la hiérarchie nationale. Un jour enfin, j'apprends ma nomination, par le truchement d'une revue corporatiste qui évite de me désigner en tant qu'architecte; pour le faire en tant qu'adjoint scientifique. Une erreur de la rédaction ? Encore un mois d'attente pour recevoir mon contrat en retour signé par le chef du service du personnel. Et fort de constater que sur le document, le vocable « Architecte » a bel et bien été remplacé par une autre désignation. « Adjoint scientifique » ; à l'aide d'une surimpression sur un liquide correcteur blanc. Du Tipp-Ex  sur un contrat signé ! … Une rapide enquête révèle que ce subterfuge a été perpétré pour faire suite à une vague volonté politique de canceller la croissance de la masse salariale de l'Administration, timidement exprimée dans l'intervalle. Et qui donne lieu à une rétrogradation de cinq degrés dans l'échelle des salaires par rapport au contrat que j'avais signé ! En sémantique, la constitution d'un faux, induit le verbe « falsifier », le substantif « falsificateur » et celui de « faussaire »; autant de vocables qui sont douloureux à l'oreille des hiérarques courtelinesques, et perturbateurs de l' « extase administrative » dont parlait Dostoïevski. Autant dire que pour ma défense, je ne me suis pas privé d'en user, en phase directe et par avocat interposé.

Un jour de février le prétexte d'une tâche urgente me fait renoncer à participer à l'inauguration d'un édifice proche, plutôt que l'aveu de l'horreur que j'éprouve pour ce genre de manifestation. On frappe à la porte de mon bureau.

   — Entrez !

Une paire de lunettes, enfin… deux hublots ! Un accent zurichois01 à couper au hachoir hydraulique.

   — Kre-skil-ya-kri-va-pas… mos-zieu-zi-llig ?

Ce bougre me serre la main sans se présenter. Je ne me présente pas, il connaît mon nom. Face à mon désarroi, il s'assied après avoir retiré son veston de très approximatif prêt-à-porter, faisant apparaître une large paire de bretelles brodées de je ne sais trop quel végétal stylisé. La classe ! … A sa façon, il m'explique que ses « collègues » et lui apprécient bien ma manière de rédiger les réponses caustiques aux tiers les plus quérulents du pays, qu'ils s'empressent de signer après traduction ou non. Et qu'il est venu passer un pacte pour la résolution pacifique de mon problème contractuel. C'est à ce moment que je fais la relation entre l'inauguration officielle du bâtiment qui vient de se terminer tout à côté, et la présence de ce personnage qui en fait, est élu depuis moins de deux mois à la Présidence de la Confédération Helvétique02 !
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Évanescence
Juin 1966. J'ai 20 ans, mon blue-jeans 501 est troué, mes pieds sont nus, mon T-shirt est taché de la graisse de la remorque dont je viens de réparer les freins. J'ai très chaud malgré la brise qui m'arrive de la mer Égée. Avec mes deux amis, je suis sur le Pirée en train de me remettre de 3 000 km de route avec un dériveur en attelage. Il est sept heures du soir. Il est temps de trouver un petit bistrot pour un dîner rapide avant de passer une nuit méritée pour ce qui concerne le sommeil. Le programme de réglage de notre embarcation va être serré. Les premières régates ont lieu dans deux jours. Mais voilà qu'arrive mon ami Aleko qui sort du Royal Yacht Club tout proche, les bras grands ouverts. Je ne l'ai pas revu depuis deux ans. Anzio, je crois03. Il vient nous saluer tous et nous transmettre à tous les trois une mystérieuse invitation…
Deux heures et demie plus tard, changé tout de même, c'est en très petit comité que je dîne, chandelles, Retsina et Mavrodaphne, à la table du roi04.
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Persistance
Janvier 1991. Je viens d'apprendre une fâcheuse nouvelle. Le financement du film que je coproduis n'est pas complet comme on me l'avait fait croire au départ. Le tournage a commencé, ce que je n'aurais jamais accepté dans ces conditions. Les salaires ne sont plus assurés. Nous sommes dans le Nord du Togo. Les membres burkinabé de l'équipe du groupe éléctrogène menacent de rentrer dans leur pays. Une fin de journée de tournage en extérieur ; je réussis à calmer le jeu. Provisoirement. Je rentre à l'hôtel à Kara seul au volant d'un cabrio Mercedes de location, dont les pneus de quatre marques différentes laissent apparaître leurs armatures. Je suis fatigué et soucieux. La part gouvernementale togolaise du financement n'a pas été honorée. Entre autres. Voici un barrage. Trois soldats armés de PM me demandent mes papiers. Nous ne sommes pas à une frontière, Je leur demande quels papiers.

   — N'importe lesquels !

Je leur montre ma carte Visa. Très intrigués, ils la retournent dans tous les sens avant de me la rendre. Une petite trêve dans mon angoisse: je m'imagine en dessin dans un album d'Hergé. Je leur explique que mes fonctions m'appellent à passer tous les jours ici et que leur collaboration me serait très utile et qu'à mon départ je saurai ne pas me montrer ingrat. Ça marche ! Je commence à comprendre l'Afrique. Un peu plus loin dans les environs de Pya, la route nationale, construite naguère par les États-Unis, est barrée. Les usagers sont invités à emprunter un chemin de terre de contournement balisé de manière très sommaire. Des travaux en cours, je présume. Quelque chose m'intrigue. Un animal m'observe d'un taillis. De grandes cornes. Je n'arrive pas à distinguer ce que c'est… Un Cob de Buffon peut-être ? Je m'engouffre sur un chemin à droite dans la savane pour le suivre. Mais il a disparu. Je peux voir le tronçon de la route que l'on doit contourner. Pas de travaux. La chaussée est indemne. Plus loin un bâtiment construit sur une petite colline. Insolite. Je m'y intéresse. Un militaire à vélo, un PM en bandoulière, oblique et poursuit ma voiture. En vociférant. Je m'amuse à feindre de ne pas le voir et à accélérer un peu. Il se met à crier.

   — Arrréééétez ! Arrréééétez !

Un autre cycliste à PM débouche à angle droit. Je ralentis et je m'arrête.

   — C'est prrrrivéééé iciiii… Vous ne pouvez pas rrrestééér iciiii !

Je lui dis que je suis perdu et que je veux repartir vers Kara. Il regarde avec suspicion mon visage de blanc et l'immatriculation togolaise de mon véhicule. Puis, contre toute attente, il sourit.

   — Qu'est ce que vous faites de beau à Kââââ-rrra ? 
   — Je tourne un film.
   — Un do-cu-min-téérrrre ?
   — Non, une fiction, … avec l'armée togolaise d'ailleurs.
   — Attindez ! Attindez !

Il crache quelques mots dans le talkie walkie qu'il porte sur le ventre, probablement en mina ou en kabié, la langue du nord. L'appareil lui répond quelques phrases sèchement articulées. Puis une explication sur un ton plus affable mais toujours en langage local05 . Aussitôt une JEEP surgit au loin et s'approche à grande vitesse. Un officier en descend et me prie avec grande amabilité de suivre son véhicule jusqu'à la butte où, me dit-il, je suis attendu. À la butte ? Je crois que je n'ai pas le choix ; et les risques sont faibles. Je m'exécute. Nous arrivons vers une très grande bâtisse au sommet d'une colline. La « butte ». Un homme en complet veston impeccable en sort et se présente d'un nom africain qui ne m'avance pas d'un iota. Je fais de même en pensant que c'est tout ce qu'il y a de plus réciproque.

   — Oui, c'est ça ! … Bonne arrivée ! … Le président veut vous parler !

Je me demande quel est ce président qui veut me voir et surtout que diable la société qu'il préside peut-elle bien fabriquer. Avant que je réalise qui il est vraiment, et pour des raisons que j'ignore encore, ce personnage impressionnant me fait d'emblée promettre de garder, dans le cadre de ma production, le silence absolu sur notre entretien. Puis les vingt-cinq minutes de conversation avec ce monsieur m'ont énormément appris sur les réalités africaines, la colonisation économique, la colonisation pseudo-politique, la culture, l'évangélisation consentie, l'éducation, l'alphabétisation, le Général de Gaulle, Jacques Foccart, la gradation existante entre la tyrannie et la démocratie, la théorie de la relativité pour ce qui concerne cette dernière, la dictature par personne interposée, les apparences perverses du suffrage universel, et surtout une constante planétaire : le fait que le pouvoir réel de décision sur la « chose publique » est toujours proportionnel à la surface financière détenue.
Nous nous sommes séparés par de chaleureux serrement de mains. Dont les siennes n'étaient pas, pour le moins physiquement, couvertes de sang comme on a l'habitude de l'affirmer à propos de ce cruel dictateur06.
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rquad.jpg   FOS © 17 mai 2009

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[01]  On m'a dit plus tard qu'il s'agissait de l'accent zouggois.  [ retour ]
[02]  Hans Hürlimann, le chef de l'exécutif fédéral, c'est à dire le chef de l'État.  [ retour ]
[03]  Il s'agissait d'une régate ! … Pas du débarquement !  [ retour ]
[04]  Constantin II sixième et dernier roi des Hellènes. Le 21 avril 1967, le coup d'état des colonels le force à l'exil. Il s'installe à Rome puis abdique le 8 décembre 1974.  [ retour ]
[05]  Il existe 42 langages au Togo. La langue officielle est le français.  [ retour ]
[06]  Étienne Eyadéma Gnassingbé (1935-2005). Après l'assassinat de Sylvanus Olympio et le renversement de Nicolas Grunitzky en 1967, il devient pour 38 ans consécutifs et jusqu'à sa mort, le Président de la République Togolaise.  [ retour ]

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