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Balard

Notes

Frédéric O. Sillig



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octobre 1995

Il est deux heures du matin. Je ne peux pas dormir. Je sors sur ce qui fait office de balcon à ma chambre d'hôtel à mi-hauteur de la tour Sofitel 01 plantée dans l'enclave parisienne 02 d'Issy-les-Moulineaux en lisière du periph'. En fait, je suis ici pour participer à un congrès traitant de différents aspects de la conception assistée par ordinateur à la tête d'un groupe dont je suis le président. Mais la raison de mon insomnie est ailleurs. La relative clarté de la nuit me laisse apercevoir droit devant moi le superbe bâtiment qu'Auguste Perret a construit au début des années 30 pour le Ministère de la Marine. Une pensée à mon ancien patron, récemment décédé, qui fut, plusieurs années durant, le bras droit du grand architecte. Mon attention est attirée par une construction érigée en contre-bas de ce remarquable ouvrage qui, à cette distance, ressemble curieusement à une série de containers maritimes disposés à la queue leu leu sur environ 200 mètres. Une sorte de tunnel de lavage pour voitures ou une ligne d'assemblage industriel. Mes esprits sont hantés par cette espèce de hangar longiforme qui me donne une impression de malaise épouvantable qui par ailleurs ne provient aucunement de sa morphologie architecturale, plutôt bien intégrée à l'ensemble. Moi qui d'ordinaire éprouve un certain mépris pour les raisonnements extra cartésiens, je retourne me coucher en subissant la perception de quelque chose de maléfique qui se dégage de ce lieu. La faveur de quelques instants de sommeil retrouvé me gratifie de la situation de Philippe Gerbier courant devant une batterie de mitrailleuses nazie dans le fameux film de Jean-Pierre Melleville 03. Le réveil en sursaut qui suit me fait prendre, inondé de sueur, la décision de quitter cet hôtel dès l'aube et de partir m'installer comme à l'accoutumée dans mon cher Quartier Latin. Ce qui fut fait avant le début de la première conférence d'une journée particulièrement insipide. Au terme de laquelle je me vois remettre, comme tous les autres congressistes, un terminal cubique Minitel par le principal sponsor de la manifestation ; peut être en guise de baroud d'honneur face à la naissance toute récente d'Internet. Je me souviens d'autant plus de l'épisode que quittant le lendemain mon hôtel germanopratin en début de matinée je m'entends, gare de Lyon, refuser l'appareil à la consigne sous le vain prétexte de menace d'attentats du Groupe islamiste armé (GIA) 04. Ce qui m'a valu, devant déjeuner avec un ami journaliste, de franchir le tambour d'entrée de chez Lipp avec un Minitel en bandoulière.
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décembre 2011

Comme chaque mercredi, j'entreprends avec avidité, le 7 décembre 2011, la lecture du Canard enchaîné qui publie à la une qu'une information judiciaire a été ouverte pour corruption et favoritisme en faveur de Bouygues, le géant du BTP, dans l'attribution du marché de construction, sur le site de Balard, du Pentagone français rebaptisé le « Balardgone » 05 . Nourrissant une certaine crainte pour la destinée du « bâtiment Perret », maintenant en main de l'inculte Sarkozy, cette information me pousse à localiser le nouveau projet avec exactitude 06 .

Cette recherche de documentation me fait tomber de haut. A savoir de mettre le doigt sur un élément que j'ignorais totalement ou plus exactement que mon « conscient » n'a pas jugé opportun d'inscrire dans le groupe de neurones qui lui est réservé. Une découverte qui me conduit naturellement à entreprendre d'autres recherches destinées à me rassurer et me conforter dans l'assise de ma santé psychique sous le couvert d'une explication technique rationnelle de ce qui m'est réellement arrivé en 1995 : Être incommodé de manière très violente par des faits dont je n'ai pas la moindre conscience. Un petit voyage rafraîchissant parmi les thèses sur l'inconscient , les processus subliminaux, les phénomènes de perception cognitive, les hypermnésies, ou le syndrome de Targowia ne m'apportent pas plus que mes piqûres de rappel chez Freud, Bergson, Ribot et quelques autres, si ce n'est certaines observations de Halbwachs qui soutiennent que les points de repères de la mémoire luttent entre eux pour obtenir davantage d'intensité, leur donnant ainsi de meilleures chances de reviviscence que les autres.
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Cette promenade n'explique hélas que de manière très partielle l'objet de mon tourment face à mon malaise vécu six ans auparavant en présence d'un lieu dont j'ignorais, en apparence, la sinistre histoire. Il se trouve que le révulsif « tunnel de lavage » évoqué plus haut a été construit exactement sur l'implantation du « Stand de tir de Balard », après démolition de ce dernier en juin 1964. Un site qui a été le théâtre d'atrocités nazies épouvantables sous l'occupation, notamment l'assassinat des « Cinq Martyrs du lycée Buffon » 07 en février 1943 entre autres 143 exécutions recensées. Le lieu a également bénéficié d'une triste célébrité de par son « mur d'amiante » sur lequel les empreintes des mains de suppliciés sont restées imprimées jusqu'à la libération 08 .
Le plus étonnant, de mon aventure halbwachsienne, réside dans le fait que plusieurs sources sérieuses affirment que c'est précisément cet endroit, et les pratiques qui s'y perpétraient, qui a inspiré Melville, pour le fameux épisode de la course devant les mitrailleuses – mon rêve de 1995 – de ce film mémorable tiré du roman de Joseph Kessel, L'Armée des ombres .
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rquad.jpg   FOS © 2 mai 2013

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[01]  Devenue « Tour Pullman » depuis, et convertie en bureaux voilà quelques mois. [ retour ]
[02]  Une excroissance de la commune de Paris sur celle d'Issy-les-Moulineaux due à un échange provisoire de terrain décidé en 1880 durant la construction et l'existence provisoire de la Tour Eiffel pendant l'Exposition universelle. Cela pour servir de terrain d'exercice à la Cavalerie délogée du Champ-de-Mars. Le démontage de la Tour Eiffel n'a jamais eu lieu. Ni la restitution du terrain.  [ retour ]
[03]  L'Armée des Ombres tourné en 1969.  WIKIPÉDI  [ retour ]
[04]  Il est vrai que durant les quatre mois qui précédaient on a recensé onze attentats du GIA, dont sept sur Paris intra-muros.  WIKIPÉDI  [ retour ]
[05]  Une affaire retentissante qui a donné lieu à un procès en diffamation, une levée de bouclier de la ville de Paris (Delanoë et Hidalgo), de la RATP, d'une pétition des milieux de l'architecture et d'un audit du nouveau gouvernement de gauche. La construction semble se poursuivre mais le partenariat public-privé établi par Sarkozy est sévèrement remis en cause par les responsables du Budget.  WIKIPÉDI  [ retour ]
[06]  Suite à une pétition impulsée par les milieux de l'architecture et du patrimoine, le « Bâtiment Perret » sera finalement sauvé du désastre, rénové et intégré dans le nouveau projet.  [ retour ]
[07]  Les cinq martyrs du Lycée Buffon assassinés  WIKIPÉDI  [ retour ]
[08]  Document sur le stand de tir de Adam Rayski ici  [ retour ]

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