

Banyuls
Notes
Frédéric O. Sillig
D'ordinaire, mes achats vivriers se limitent au vrac… et auprès d'individus dont je connais le nom et qui presque toujours connaissent le mien. Un sain principe qui ne devrait souffrir d'aucune exception. Mes caprices m'induisent toutefois à devoir, de temps à autre, me résoudre à pénétrer dans ce type d'espace, vaste, regorgeant de victuailles transformées, où tout est impersonnel, minimaliste et réducteur, en matière de prix, de qualité, sans omettre les gages d'un personnel choisi parmi les couches les plus déshéritées de la société. Un asservissement prétendu librement consenti ; statut démenti par la simple observation de la mise de ces malheureux révélant une indigence affirmée et certaines fois – plus triste encore – saupoudrée de quelques reliefs d'une aisance passée. Une fatale vision sociologique qui ne s'arrête pas au personnel servant mais qui englobe l'achalandage du lieu ; en majorité une engeance dont la corpulence demeure en phase avec l'aspect délétère de ses emplettes.

Une journée aindinoise maussade et pluvieuse me conduit dans ce monde, seul capable de me fournir un des rares produits compatibles à ma physiologie hypersensible aux acidités viticoles : Le « Banyuls », vin doux issu de la côte Vermeille, en particulier des communes d'Argelès, de Port-Vendres et celle de Banyuls-sur-mer qui lui donnera son nom.
Pourvu d'un flacon de ce nectar, je me dirige vers une caisse encore administrée par un humain ; en l'occurrence une humaine. On pourrait presque en douter au vu de ce regard éteint, de ce visage chiffonné de tristesse, de cette âme déracinée. Ma bouteille se laisse emporter sur le tapis roulant jusqu'à la cellule qui l'immobilise après une légère oscillation. La tête de la caissière se redresse, son œil se rallume.
— C'est chez moi !
Sa vision se porte alors à sa gauche, sur la baie vitrée donnant sur le parking noyé dans la grisaille, comme pour amplifier la détresse qui l'envahit. Et dans un murmure :
— Banyuls-sur-mer… C'est chez moi… Il fait beau là-bas !
Je suis tétanisé par ce genre de souffrance que je connais parfaitement bien. Une situation embarrassante pour l'impuissant témoin que je suis. Comment faire ? Condoléances ? Misérabilisme ? Fausses consolations ? Surtout pas !
Un éclair :
— Banyuls-sur-mer ? Je n'y suis passé qu'à une seule occasion… malheureusement en vitesse. Mais quand j'étais très jeune j'y pensais à chaque fois, sur le « Quai Nord » du port d'Alger, en attendant le bateau qui venait de Port-Vendres pour me ramener à Marseille.
Ses yeux se sont mis à briller un tout petit peu. Ses traits se sont adoucis lorsqu'elle m'a rendu ma carte de crédit.

Aujourd'hui je ne suis toujours pas certain d'avoir vraiment pu déchiffrer les effets de mon propos plutôt spontané. Le semblant d'une solidarité d'expatriés du soleil ? Un éphémère rattachement à une rare présence inhérente à ses racines méditerranéennes ? L'évocation du voyage… qui s'associe à l'image rêvée d'un nouvel espoir de retour ?
Peut-être.
FOS © 18 août 2024
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