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Barbouzes

Notes

Frédéric O. Sillig



Je dois avoir dix ans à mes premières vacances de ski qui seront aussi les dernières. Huit jours avec ma mère à Crans-Montana où mon père vient nous retrouver en fin de semaine. Il ne pratique plus ce sport depuis presque vingt ans, bien qu'il fût naguère un grand skieur, lauréat de plusieurs compétitions de prestige à l'époque glorieuse d'Émile Allais01, son ami. À son arrivée, la vue de la neige et le fourmillement des skieurs lui redonnent soudain l'envie d'une descente improvisée ; peut-être nostalgique. Je peine à le suivre chez le premier loueur de ski qui surgit dans notre champ de vision où il se précipite. À l'intérieur de la boutique, il réalise que le patron ne lui est pas inconnu. Autrefois grand copain hors des pistes et adversaire acharné sur les pistes. Retrouvailles sonores, puis, très vite, chaussures, bâtons et skis dernier modèle.
Je n'ai pas encore le niveau pour descendre une piste « noire ». Alors, je l'attends au bas de la pente. Quelques minutes passent, et j'aperçois une fusée qui débouche d'un bosquet de sapins qui contourne en pleine vitesse tous les skieurs présents qui s'arrêtent pour la regarder passer. Devant moi, dans un panache de neige, un dernier « christiania » qui n'a pas l'air de froisser, ni la cravate de soie de mon père, ni son costume trois pièces, sans aucun doute taillé à Londres sur Savile Row.
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Nous voici de retour à l'échoppe pour y rendre skis et chaussures. Le patron est absent mais mon père tient à le saluer avant de partir. Le vendeur nous indique du doigt la piste de curling toute proche où son employeur est censé se trouver. Nous y sommes accueillis par de grands signes du commerçant et immédiatement entraînés vers un de ses compagnons de jeu qui affiche un gabarit plus qu'imposant. Les présentations sont faites de manière courtoise avec mon père et très mouvementée avec moi. Je me vois soulevé de terre et transformé en hélice d'hélicoptère aux cris de « Salut mon bonhomme ! ». À peine retombé de mon carrousel-du-pauvre, j'assiste à l'amorce d'une conversation entre le monsieur balèze et mon père qui semble ne pas avoir pour objet que la pluie et le beau temps. Un dialogue animé qui dure une éternité et qui finit par me tourmenter puis m'exaspérer alors que je suis assis sur un banc de bois en grelottant. Je ne comprends évidement rien de ce qui se dit. « Service… maquis… Bibi Fricotin… renseignement… sosie… Ponpon… action… Dominique par ci… Dominique par là… gorille… secret… Gallimard… etc. »
Je me lève avec soulagement lorsque tout le monde se prépare à se quitter, et prends congé à mon tour, mais cette fois sans vol plané. Je me suis toujours demandé quels étaient les points de convergence entre ces deux hommes qui ne se connaissaient pas, et ce qui motivait une aussi longue conversation assortie de telles manifestations de sympathie. Nous n'en reparlerons plus, mais je demande néanmoins à mon père qui est ce personnage peu banal, très gentil, très sympathique, mais tout de même un peu brusque.

   — C'est un italien, ex-champion de la lutte gréco-romaine, et qui maintenant fait du cinéma… ! 

Point.

*****


Quelques années passent, nous sommes en été 1961, je suis adolescent, je rentre d'une virée en ville d'Alger avec mon copain Mounir. Je monte quatre à quatre l'escalier extérieur du pavillon du 26, rue de Verdun à El Biar. Mon grand-oncle, chez qui nous logeons ici pour l'été, n'est pas rentré de son travail. Ma mère est en ville avec ma grand-tante. Je trouve mon père attablé avec un monsieur devant deux anisettes. Il me le présente comme un vieil ami dont je n'ai pas bien retenu le nom qui se termine par « …rdier ». Puisque toujours à l'affût de bribes de mots à utiliser dans des contrepèteries dignes de l'Album de la Comtesse02, je ne me souviens clairement que de la fin de ce patronyme. Je m'occupe à ranger mes affaires, et j'entends mon père me dire qu'il sort quelques minutes avec son ami visiter des locaux derrière la maison, rue Faidherbe.

*****


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ÉPILOGUE

L'histoire reprend en 2002, lorsque je réalise la relation entre ces deux événements à la lecture d'un ouvrage sur les services anti-OAS du Général de Gaulle. En 1961, après le putsch des généraux du 21 avril03 , la situation est devenue encore plus explosive en Alger. Les « Ultras » se sont pourvus de commandos appelés « Delta », sous le commandement du Lieutenant Roger Degueldre04 . En quelque sorte le bras armé de l'OAS qui perpètre des attentats dirigés contre les partisans de l'indépendance algérienne qu'ils soient indigènes ou métropolitains.
Durant l'été, le Général de Gaulle, souhaite l'installation d'une cellule destinée à combattre et à exterminer ces commandos rebelles, qui va s'appeler « Mouvement pour la Coopération (MPC) », mais communément désigné en tant que « Barbouzes du Général ». Il choisit, pour ce faire un ancien résistant, créateur avec son frère, du réseau « SOSIE » en 1942 qui, à cette époque, était en rapport avec mon père, alors lieutenant du chef du Service de Renseignements Suisse05.

Son nom : Dominique Ponchardier06.
Le principal QG de ces « Barbouzes »* : La villa Dar-Likoulia, rue Faidherbe à El Biar07.

En suite, ce même Dominique Ponchardier sous le pseudo d'A.-L. Dominique puis Antoine Dominique est également l'auteur de la série dite des « Gorilles » publiés dans la série Noire de Gallimard dont on a tiré un premier film co-scénarisé par Ponchardier lui-même, « Le Gorille vous salue bien08 ». Une production dans laquelle se préparait à incarner le rôle principal, le colosse de notre rencontre centrifugée et surgelée de Crans-Montana, Lino Ventura.

*****


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La boucle est bouclée, mais je reste, à posteriori, dans ce contexte effroyable, le seul témoin de cette scène pour le moins cocasse :
Le chef des barbouzes gaullistes venu parler de la location de son futur QG à la table même où, jusqu'à depuis peu, venait déjeuner, chaque mercredi chez sa sœur, un des quatre membres du « quarteron de généraux en retraite09 ».


rquad.jpg   FOS © 28 août 2017

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[01]  Émile Allais : Icône du ski alpin des années 30  WIKIPÉDI  [ retour ]
[02]  Sur « l'Album de la Comtesse » : Rubrique de contrepéteries du « Canard enchaîné » fondée en 1951 par Yvan Audouard qui paraît toujours aujourd'hui, chaque mercredi.  [ retour ]
[03]  Putsch de Généraux du 21 avril 1961  WIKIPÉDI  [ retour ]
[04]  Roger Degueldre Membre de l'OAS et créateur des commandos Delta  WIKIPÉDI  [ retour ]
[05]  Selon un camarade du service de mon père rencontré après la mort de ce dernier.  [ retour ]
[06]  Dominique Ponchardier  WIKIPÉDI  [ retour ]
[07]  La villa Dar-Likoulia, rue Faidherbe à El Biar, appelée la Villa B, est le pricipal QG du MPC jusqu'au 31 décembre 1961 à 23h15, où il fut détruit par une violente attaque menée par Degeldre et ses hommes [ retour ]
[08]  Film « Le Gorille vous salue bien » de Bernard Borderie WIKIPÉDI  [ retour ]
[09]  L'expression « Un quarteron de généraux en retraite » est utilisée par le général de Gaulle pour désigner les membres du putsch dans sa légendaire allocution télévisée du 23 avril 1962  WIKIPÉDI  [ retour ]

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