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Barricades

Notes

Frédéric O. Sillig



10 mai 1968


Hôpital Necker. J'y suis en stage. Non pas en tant que médecin, mais comme futur architecte. Aujourd'hui, j'ai droit à un compliment du « Grand Patron », l'auteur de la toute dernière construction du fameux site hospitalier de Sèvres-Vaugirard, André Wogenscky, l'ancien second du Corbu01. Demain, c'est mon dernier jour. Le dossier que je viens de terminer doit être transmis à Michel, notre ingénieur civil, avec un certain nombre d'explications de vive voix. Mais lui, part pour Dunkerque tôt demain matin et moi, je quitte Paris demain soir. Définitivement. Alors il me propose gentiment de passer chez lui en début de soirée, rue Berthollet, tout près du Val-de-Grâce. On me dit qu'une manifestation importante se prépare en ce moment place Denfert-Rochereau. Connaissant les sérieux risques d'embouteillages et d'immobilisation, je prends le parti de me rendre à pied à ce rendez-vous. Je dois pouvoir y arriver en une demi-heure en marchant d'un bon pas par Montparnasse et par le boulevard de Port Royal. Je parviens en effet chez Michel un peu après vingt heures. Il m'apprend qu'environ 10 000 lycéens et étudiants sont partis de Denfert par le boulevard Arago pour extérioriser leur colère devant la prison de la Santé où, croient-ils, sont enfermés leur camarades02 arrêtés lors de la manifestation du 3 mai. Une marche parallèle à la mienne, distante d'environ 400 mètres. Mais je n'ai rien vu, rien entendu. Europe No 1 annonce que les étudiants sont maintenant en mouvement pour gagner, par la rue Monge, le haut du boulevard St-Michel.
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Nous parlons une bonne demi-heure du dossier qui devra être étudié la semaine prochaine par Michel. Il prend bien note des réponses données à ses nombreuses questions. Une très bonne terrine de volaille nous est offerte avec un petit beaujolais par sa compagne dont je ne parviens plus à me souvenir du prénom ni du nom.
Nous rallumons la radio. Il est presque vingt-et-une heures. Les CRS ont bloqué les ponts de Paris. Tout passage d'une rive à l'autre devient problématique. Les manifestants sont canalisés sur le boulevard St-Michel. Leurs leaders incitent maintenant à l'occupation du Quartier Latin. On parle de barricades. Il est temps que je rentre chez moi, rue Jacob, avant que la situation ne devienne trop critique au point de transformer mon itinéraire en labyrinthe. Pour l'heure, on assiste à un duel entre Europe No 1 et Radio-Luxembourg visant la primeur de l'information. France Inter, la radio publique, est bien entendu muette sur la question. Les deux stations périphériques sont alimentées en informations de manière continue par des journalistes à moto qui peuvent se déplacer rapidement en évitant les barrages. Les étudiants sont maintenant rassemblés place Edmond Rostand et attendent les directives de leurs leaders. En remontant un tiers de la rue Gay-Lussac je devrais pouvoir passer de l'autre côté du jardin du Luxembourg par la rue Auguste-Comte sans me faire barrer la route. Et regagner tranquillement la rue Bonaparte en longeant le parc par l'ouest. Je prends congé et je rejoins la rue Claude-Bernard sans perdre de temps. A ma droite la rue d'Ulm semble calme, le laboratoire de Louis Pasteur est éclairé mais je n'ai aucune envie d'aller me jeter dans la gueule du loup aux environs du Panthéon. Plus loin, je m'engage quelque dizaines de mètres dans la rue Gay-Lussac. Un passant muni d'un transistor me déconseille de continuer en me disant qu'une barricade a déjà été dressée rue le Goff. Pratiquement au même moment j'aperçois à environ 400 mètres une cohorte de manifestants avancer vers nous depuis l'extrémité opposée de la rue. Je finis par me résoudre à rebrousser chemin. Presque aussitôt, je suis dépassé par une gamine d'environ 13 à 14 ans qui porte un cartable marron. Sur le trottoir d'en face, je vois s'extraire d'un petit jardin un CRS casqué – curieusement isolé – probablement soulagé d'un trop plein de vessie dans les frondaisons du courtil. La petite se met à courir. Bêtement. Le pandore traverse pour la rattraper et commence sous mes yeux à la rouer de coups de matraque. J'apprends quelques minutes plus tard que cette gosse rentrait de chez sa grand'mère agrégée qui l'aidait pour ses maths. Je la raccompagne chez elle deux entrées plus loin après avoir traité le cas du guignol de la manière la plus académique qui soit. Un simple Uki Goshi03 suivi d'un élémentaire Hadaka Jime04, le promettant ainsi à un petit somme pré-crépusculaire dans un hall d'immeuble. Pour ce qui concerne le mouvement de révolte hédoniste et boutonneuse qui semble s'approcher de moi, je n'ai aucune espèce d'envie de poursuivre le dialogue plus avant. Revendiquer la liberté ? Je l'ai déjà ! Casser du CRS ? C'est fait ! Ce qui compte, c'est rentrer chez moi le plus rapidement possible pour un sérieux repos avant ma dernière journée qui sera chargée en vue de mon départ de Paris. Je tente ma chance par la rue des Feuillantines. Un coup d'œil à droite au croisement de la rue St-Jacques. Je ne vois rien à l'horizon mais voilà qu'un type à bicyclette me dit venir des environs de la Sorbonne et que tout commence à bouger de ce côté et qu'il pense que sous peu, il va y avoir du sport. Il me recommande de me dépêcher de contourner le Val-de-Grâce par la rue Pierre-Nicole, de traverser le boulevard St-Michel et le jardin de l'Observatoire en vitesse et de gagner l'ouest du jardin du Luxembourg, exactement comme j'avais prévu de le faire. Ce que je tente immédiatement avec succès jusqu'au Boul'mich' mais impossible de franchir les barrières du parc déjà occupé par une tripotée de CRS en embuscade. Je me détermine alors à le contourner et à m'engager dans la rue d'Assas par son extrémité pour bifurquer sur la rue Guynemer. Peu avant quoi, je peux observer à ma droite la rue Auguste-Comte complétement envahie par une impressionnante armada de cars de CRS alignés en rang d'oignons dans l'attente d'une intervention. De quoi réfléchir sur la prétendue spontanéité des révoltes estudiantines, surtout lorsque que j'apprends le lendemain qu'ils étaient en place depuis le début de l'après-midi. C'est sans aucun mal que je peux rejoindre la rue Bonaparte et enfin ma mansarde, rue Jacob, vers vingt-deux heures trente. Le repos envisagé avant la journée chargée de samedi est occupée à louvoyer toute la nuit entre Radio-Luxembourg et Europe No 1 pour connaître l'épilogue de la manifestation qui prendra rapidement le nom de « Nuit des barricades ».
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Que dire de cette nuit ?
Une nuit lamentable qui se termina par un assaut des forces de l'ordre – 6 255 hommes engagés – déclenché vers deux heures du matin, après une immobilité absolue volontairement imposée jusqu'à l'issue de négociations avec le rectorat05 en relation permanente avec plusieurs membres du gouvernement06. Il s'en suivit une dispersion des manifestants après un rapide démantèlement des barricades opéré en à peine un peu plus de 140 minutes, avec à la clé 469 d'arrestations. Des chaussées dépavées des grilles d'arbres arrachées, un arbre abattu, 188 voitures démolies ou incendiées, enfin des blessés au nombre de 367 dont 251 poulagas, selon les chiffres donnés par la Préfecture de police. Le fait qu'aucun individu n'ait perdu la vie lors des événements de cette nuit est sans aucun doute dû au sang froid du Préfet Grimaud qui depuis peu avait remplacé à ce poste un certain Maurice Papon de sinistre mémoire. Si Grimaud qui a su remarquablement résister aux provocations des étudiants et aux incitations belliqueuses de certains politiques, il a manifestement été dans l'incapacité, malgré ses efforts de persuasion, d'empêcher la conduite ignoble de certains de ses subordonnés, à l'image de l'épisode décrit plus haut.

Personne ne peut être autorisé à prétendre connaître tous les facteurs qui ont contribué à constituer le cortège d'événements de ce triste mois de mai, dont certains en ont tiré une gloire austerlizienne en tentant de leur donner autant d'importance historique que celles des révoltes successives survenues durant les siècles précédents motivées elles, par l'affamation de la population, l'injustice des privilèges et l'oppression du pouvoir. La mixité interactive des actions estudiantines et ouvrières peut engendrer une certaine confusion dans les esprits quant aux véritables objectifs des différents mouvements. Je pense me rapprocher de la vérité en disant que cette nouvelle génération – par ailleurs la mienne – en avait assez de subir la rigueur qui était de mise dans l'effort de reconstruction d'un pays après une guerre qu'elle n'avait ni connue ni vécue. Une austérité bien paradoxale après l'accélération sans précédent du niveau de vie et des mutations sociales de cette dernière décennie qui produisit mécaniquement des déphasages matériels et relationnels qui ont été perçus comme une régression. Ce sentiment de recul a amplifié la volonté de rééquilibrer les échanges au point de l'entraîner dans une spirale peu contrôlée et en grande partie stérile. J'ai l'habitude de schématiser cette situation en disant qu'au-delà des revendications bassement mendicitaires, il était absolument nécessaire que les cols soient moins amidonnés. Selon son habitude, le « Grand Charles » résume la chose avec encore davantage de concision : « Ils veulent bambocher ! ».
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Que dire encore des conséquences de ces désordres qualifiés de « chienlit » par le même personnage ? Des conséquences positives bien sûr au travers des « Accords de Grenelle » qui vont contribuer à un rééquilibrage, certes fragmentaire mais déjà significatif, de l'attribution des bénéfices de la croissance. Au plan du SMIG, de la réduction de la durée du travail, de la formation, du droit syndical, de la sécurité sociale, de la vieillesse et de la fiscalité. Des conséquences positives aussi sur l'aspect purement formel des relations sociales qui vont se trouver moins enfermées dans un corset de convenances surannées et étouffantes. Mais que sont devenus le culte des libertés, l'acharnement contre la société de consommation, sans oublier la proverbiale interdiction d'interdire ? C'est ici que l'effet de balancier fait son œuvre. L'allégement des contraintes sociales au plan de la forme a fait oublier la substance des règles élémentaires de la vie en société, à savoir en premier chef, la simple appréhension des limites de la liberté d'autrui. Une sorte de désinvolture qui induit machinalement une réaction politicienne – et forcément populiste – par le biais d'une hyper-réglementation de plus en plus attentatoire aux libertés et de surcroît destructrice de la notion de responsabilité individuelle en plaçant cette dernière à la charge de l'État souvent sous une forme stupidement normative. D'où la progression d'une sorte de collectivisation de la pensée, qui avec l'aide accrue de nouvelles technologies, aboutit à une véritable lobotomisation de l'individu. Ce qui place bien entendu les mercantiles bénéficiaires de la surconsommation au comble de la béatitude et le « soixante-huitard-anti-conso » dans la situation d'un grotesque arroseur arrosé.
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Mais revenons à cette fameuse nuit des barricades à laquelle je n'ai participé malgré moi, qu'en tant que passant involontaire sans résignation, puis auditeur radiophonique improvisé, nocturne et provisoirement addict. Il me vient tout d'abord une réflexion sur la prétendue spontanéité des révoltes estudiantines, paysannes, fortement politisées ou simplement populaires. Quels sont les parts de d'organisation, de préméditation, de manipulation dans le déclanchement de ces insurrections, indépendamment des facteurs fortuits d'amplification de la virulence des outrages commis ? Autrement dit en dehors de l'influence de factions parasites parfois greffés aux mouvements de base des rébellions. Dans le cas qui nous intéresse, un dispositif de blocage des ponts et un contingent de plusieurs milliers de CRS parqués dans le jardin du Luxembourg ont été mis en place plusieurs heures avant que ne débute une manifestation de lycéens censée se dérouler, à un endroit fort éloigné, sous le Lion de Belfort et le long du boulevard Arago. Par ailleurs, la cartographie des barricades07, érigées cette nuit là en moins de trois heures, témoigne d'un minimum d'organisation, de stratégie du combat urbain et surtout d'une certaine coordination opérée sans aucun réseau de téléphone cellulaire. Il s'est également avéré que des groupuscules d'anciens militants de l'OAS armés de matraques et de bombes au chlore se sont, de connivence avec certains policiers, délibérément infiltrés parmi les étudiants, pour ensuite leur infliger des sévices ignobles sous une identité policière usurpée. Une volonté de diabolisation du gouvernement gaulliste en était probablement l'objectif. Enfin au vu de tout cela, peut-on vraiment croire à la fameuse théorie du spontanéisme échafaudée par Bakounine ?

Le deuxième élément qui attire mon attention est le cadre urbanistique choisi pour le déroulement de la révolte. Il est intéressant d'observer que le cœur du Quartier Latin occupé et barricadé par les manifestants durant un peu moins de cinq heures est inséré dans un polygone formé par des percées haussmanniennes. « II faut occuper le Quartier coûte que coûte ! » était une consigne lancée par Alain Geismar08 et Jacques Sauvageot09 cette nuit mémorable, peu après vingt-et-une heures. Or les grands travaux sous Napoléon III initiés par Rambuteau et Haussmann avaient pour objectif secondaire de pouvoir mieux maîtriser la situation en cas d'émeutes. La largeur des artères percées dans le tissu urbain rendaient plus ardue la construction de barricades, permettaient des assauts de cavalerie et le tir au canon sur la foule. Les fameux balcons linéaires du 5ème étage des immeubles haussmanniens ont paraît-il été conçus pour permettre l'observation et la prévention optimale des situations insurrectionnelles. La rue Gay-Lussac et le boulevard St-Michel en sont des exemples frappants. Il semble que cette nuit du 11 mai ait donné raison au fameux Préfet.
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Pour conclure, une des controverses majeures sur cette nuit – et qui subsiste encore aujourd'hui – en est le criminel recours ou non aux grenades au chlore par les forces de l'ordre, qui l'ont toujours nié, alors qu'il est avéré qu'à cette occasion, les factions d'ex-OAS en on fait un usage nourri. Or, mon involontaire contribution à cette fâcheuse aventure a débuté rue Berthollet et s'est terminé rue Gay-Lussac et mes « Notes » portent souvent sur de vraies ou de fausses coïncidences. En voilà une de plus, puisque Louis Joseph Gay-Lussac10 avait été l'élève de Claude Berthollet11 puis son collaborateur, et que l'essentiel de leurs travaux communs portaient sur les possibilités d'utilisation du chlore, en particulier sous forme gazeuse.


rquad.jpg   FOS © 7 octobre 2013

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[01]  Le Corbusier [ retour ]
[02]  En réalité, ils sont à la prison de Fresnes [ retour ]
[03]  Mouvement de hanche. [ retour ]
[04]  Étranglement sanguin non létal, (en principe !). [ retour ]
[05]  Négociation entre Daniel Cohn-Bendit et le recteur Jean Roche et le vice-recteur Chalin. [ retour ]
[06]  Les membres du gouvernement qui ont joué un rôle particulier durant cette nuit étaient
Louis Joxe, Garde des Sceaux et intérim du Premier Ministre
Christian Fouchet, Ministre de l'Intérieur
Alain Peyrefitte, Ministre de l'Éducation nationale
Michel Debré, Ministre des Finances  [ retour ]
[07]  Cartographie des barricades de la nuit du 10 au 11 mai 1968voir le plan  [ retour ]
[08]  Alain Geismar, Syndicat national de l'enseignement supérieur (SNE-Sup) [ retour ]
[09]  Jacques Sauvageot, Union nationale des étudiants de France  (UNEF) [ retour ]
[10]  Louis Joseph Gay-Lussac (1778-1850), chimiste WIKIPÉDI  [ retour ]
[11]  Claude Berthollet (1748-1822), chimiste inventeur de l'eau de Javel cofondateur de l'École Polytechnique WIKIPÉDI [ retour ]

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