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Madame Buffat

Notes

Frédéric O. Sillig



Mon épouse doit se résigner aux frasques d'une tante débridée et syndicaliste. Vieille fille en retraite, elle est perpétuellement en marche d'un train à l'autre afin d'affiner l'entretien de multiples relations, solides ou éphémères mais toujours piquantes, avec des personnes de milieux forts divers. Un éclectisme qui l'amène un jour dans notre ville dans la perspective d'une visite à une personne très âgée, originale, parisienne et pétulante. Madame Buffat. Ma compagne est conviée à l'agape en tant que visiteuse surprise. Mais sur le seuil de la porte, la dame se montre réticente à l'égard de cette inattendue incursion dans son repaire sarah-bernhardtien. Un univers très XIXème où le panache fanfreluchard s'efforce de dissimuler la pacotille imposée par la gène. Mais l'énoncé du patronyme de l'intruse – qui est aussi le mien – transforme immédiatement, et pour une raison encore mystérieuse, l'hostilité de cette vieille personne en prévenance exacerbée.
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Toutes trois s'installent maintenant devant une théière assortie de son service à liseré doré. Du Limoges certes mais quelque peu ébréché. Seul le sucrier de terre cuite, rempli de sachets aux armes de tous les bistrots du quartier, dépareille l'ensemble. En dépit des origines de l'intéressée qu'elle dit fort modestes, c'est dans un langage très vieille France pour ne pas dire châtié qu'elle entame un discours fleuve, un florilège de propos enjoués où le menu détail de sa vie quotidienne est déclamé comme un grand texte qu'un auteur classique aurait omis de publier. Il s'agit surtout de la description théâtrale de toutes les astuces nécessaires à la survie d'une personne âgée et dépourvue, dans un monde mercantile et déshumanisé. La tirade se positionne rapidement sur l'apologie de l'automédication, absolument nécessaire, puisque censée nous prémunir, tous autant que nous sommes, de l'arrogance et de l'incurie des diafoirus de carnaval dont est pourvue de nos jours la médecine de ville et surtout la médecine hospitalière.
Peu à peu le discours prend le ton de la confidence. Et cet auditoire, par ailleurs plutôt restreint, doit maintenant être gratifié d'un « aveu » et d'une « information ». L'aveu est celui de la coupable judaïté de celle qui est née Germaine Starck dans un milieu qui s'efforçait de s'en échapper à tout prix. L'information, c'est le fait d'avoir été la compagne « officieuse » de Louis Bonaparte01 dit le « Prince Louis » depuis 1910 jusqu'à la mort de ce dernier en 1932.

Ce personnage, fils de Jérôme Bonaparte – dit Plon-Plon02 – et de la fille de Victor-Emmanuel II, Clotilde de Savoie, était un rastaquouère qui a pu réussir son enrôlement dans l'armée d'Italie – après en avoir facilement été pourvu de la nationalité – puis dans l'armée impériale russe où il est rapidement nommé colonel à la tête des lanciers de la tsarine Alexandra Fedorovna. Enfin, nommé par le tsar Alexandre III, il occupe la fonction gouverneur de la province d'Erevan qu'il mène avec un zèle particulier. Un poste qu'il quitte dès 1910 pour se retirer dans le domaine de Prangins qu'il a hérité de son père et où il vit désormais avec sa dulcinée, venue de Paris remplir une mission dont personne n'a aujourd'hui la moindre connaissance. Mais « l'information » dispose d'un codicille qui a son importance et qui explique le soudain changement d'attitude de la dame face au nom que porte mon épouse. Il s'avère que le Prince avait rejoint dès 1872 son frère Victor, au sein de l'Institut Sillig de La Tour-de-Peilz, fondé par mon trisaïeul quatre décennies plus tôt03 , et qu'il n'avait de cesse de louer l'enseignement qui lui avait été prodigué en ce lieu jusqu'en 1875.
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Hélas, la vie impériale de la demoiselle Starck se termine de manière funeste en 1932. À la mort de Louis, le clan bonapartiste04 ne sait que faire de cette juive encombrante sans aucun droit de cité à Prangins. Il a donc fallu trouver une solution honorable pour s'en débarrasser. Un recours à une entremetteuse quasi professionnelle qui s'est arrangé pour faire convoler la drôlesse avec un être incolore, sans saveur, peut-être inodore, mais disponible. Monsieur Buffat. Il semble que la destinée commune de ce couple prestement improvisé n'ait duré que ce que durent les cérémonies de mariage civil. Puis la vie reprend avec les moyens d'existence que peut offrir quelques menues tâches ancillaires, parfois quelque bienfaiteur nostalgique du Second Empire mais aussi les élémentaires et naissantes œuvres sociales. Désormais la subsistance de la nouvelle Madame Buffat doit se résigner à de fort maigres repas qui peinent à trouver roborative compensation dans les innombrables souvenirs courtisans de l'ex-demoiselle.

Les années passent, et je suis maintenant également toléré dans l'antre de l'ex-hétaïre pour prendre le thé et m'imprégner des derniers cancans de la presse, assortis des sempiternelles louanges de mes ancêtres.
Un jour, probablement sentant l'approche de sa fin, la vénérable dame Buffat dépose entre la théière et le sucrier un écrin contenant une pendulette dorée – de style Empire évidement – qui, dit-elle, serait l'unique objet rescapé du passé de l'élève princier dans l'institut qui jadis portait notre nom. Puis avec solennité, elle déclare nous en faire don. Pour que les choses soient faites dans les règles, elle s'assied devant un feuillet et rédige une dédicace05.

16 juillet 1975

En souvenir de
Monsieur et Madame F. D. Sillig, je fais
don de cette petite
pendule qui a appartenu
au prince Louis Napoléon
de Prangins 1864 16 juillet
+1932. Cette petite pendule
était à l'Institut Sillig
à Vevey la Tour où le
Prince a fait ses études.


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C'est le moment de signer. Une pause est nécessaire. La voilà immobile et silencieuse Un mutisme visiblement contraint qui dure une éternité. Le passé semble remonter à la surface. Aujourd'hui, c'est le 111ème anniversaire de la naissance du Prince06. La jeunesse modeste, les années de bonheur, le faste napoléonien, puis la déchéance, le faux mariage, le retour en roture, la vie difficile. Nostalgie ou amertume ? 
D'un seul coup, elle se ressaisit et se retourne avec un regard d'une oblicité qui semble compromettre la sommation et la supplique.

   — Si vous le permettez, je vais signer « Starck », mon nom de naissance… Je n'ai jamais aimé…

Et avec un profond dédain :

   — … « ce nom de Buffat ! »


rquad.jpg   FOS © 10 février 2018

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[01]  Louis Bonaparte dit le « Prince Louis »  WIKIPÉDI  [ retour ]
[02]  Jérôme Bonaparte dit « Plon-Plon » ou « Le Prince Rouge » pour ses opinions libérales et anticléricales et aussi pour ses amitiés avec Renan, Flaubert, George Sand, Dumas et aussi Hugo.  WIKIPÉDI  [ retour ]
[03]  Ce que Madame Buffat ignorait, c'est que mon ancêtre Frédéric Édouard Sillig, alors professeur à l'Institut Venel à Genève, a dû, fin 1835, procéder à l'accueil et l'enregistrement dans cette école, du père de Victor et de Louis, c'est-à-dire « Plon-Plon », alors âgé de 13 ans, cela sur demande expresse du futur Napoléon III et de sa mère, la reine Hortense. Cet événement s'est produit une année avant le départ de mon trisaïeul de l'institut Venel pour aller fonder son propre établissement à La Tour-de-Peilz.  [ retour ]
[04]  Généalogie succincte du « Prince Louis » au sein des bonapartises  [ retour ]
[05]  Voir l'original  [ retour ]
[06]  Je remarque ce fait, qui a son importance, au moment de rédiger le présent texte, soit 43 ans plus tard.  [ retour ]

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1.1 Exterieur
1.2 Ambiance
1.3 dito
1.4 dito
1.5 Limoges
1.6 dito
1.7 Sucre
2.1 Louis Bonaparte « Le Prince Louis »
2.2 Jérôme Bonaparte (« Plon-Plon »)
2.3 Service Empire
2.4 Victor Bonaparte
2.5 Domaine de Prangins
2.6 dito
2.7 Louis Bonaparte « Le Prince Louis »
3.1 Institution Sillig La-Tour-de-Peilz
3.2 Frédéric Édouard Sillig (1802-1871) Fondateur de l'institution
3.3 Victor et Louis et leur père Jérôme (« Plon-Plon »)
3.4 dito
3.5 La pendulette du « Prince Louis »
3.6 Signature de Germaine Starck
3.7 dito

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