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Les canons du mépris

Notes

Frédéric O. Sillig



1er Juin 2018

Un homme est mort il y 4 jours à Paris. J'assiste à ses obsèques sur France 2.
Le président de la République, « empêché », a délégué le Premier ministre pour faire l'éloge du défunt. Maintenant son cercueil, porté par dix militaires, passe à l'endroit exact où je l'ai croisé pour la seule et unique fois il y a 14 ans. Une rencontre fort bizarre dans un contexte plutôt tortueux qui prend son origine en 1958..

13 mars 1958

C'est un jeudi de mars, jour pour jour deux mois avant le Coup d'État du 13 mai 1958, qui conduira le général de Gaulle à la présidence de la République. Yvan, un camarade de classe, me prête un livre de la collection Rouge et Or : « LECLERC ET SES HOMMES » de Pierre Nord. Il s'agit bien sûr du général Philippe de Hautecloque01 dit « Leclerc », chef de la 2ème division blindée, l'emblématique libérateur de Paris du 24 août 1944, et devenu maréchal à titre posthume. Je dévore le bouquin le temps du week-end avec l'enthousiasme de mes bientôt 12 ans. Le lundi je retourne à mon école avec le livre dans l'intention de le rendre à mon camarade. Le portail franchi, je suis interpellé par un condisciple qui m'apprend la mort accidentelle d'Yvan survenue l'avant-veille. À l'évidence, je n'ai jamais pu rendre le livre à mon ami. Pour la première fois, je suis confronté à la mort d'une personne de mon âge et de mon entourage direct. Un événement marquant de la presque fin de mon enfance.
Ce livre est resté très longtemps à portée de ma vue puisqu'il est devenu pour moi une sorte de talisman, d'autant plus que mon père me dit avoir, début novembre 1944, brièvement rencontré Leclerc près de Mulhouse et qu'il le tient en très haute estime. En plus, le nommé André Brouillard (alias Pierre Nord02 , l'auteur du livre) faisait également partie des contacts de mon père avec le réseau « Éleuthère » en 1943.

Leclerc meurt d'un accident le 28 novembre 1947 peu après midi.
Mon père meurt de maladie le 28 novembre 1978 peu après midi.
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25 août 2004

Le 60ème anniversaire de la Libération de Paris par la 2ème DB. Voilà une occasion de rendre hommage à Leclerc. En grande partie en souvenir de mon père.
Ce 25 août 2004, ignorant que nous allons assister à une commémoration à caractère privé, destinée à un cercle très restreint d'invités, c'est en toute quiétude que mon épouse Danièle et moi, passons, place Vauban, au travers d'un cordon de gendarmerie dont le chef, avec promptitude, s'empresse de nous indiquer le chemin qui conduit sous le portique de l'église St-Louis-des-Invalides03. Face à la fameuse cour, théâtre de maintes obsèques nationales, nous sommes accueillis par la ferme poignée de main du Maire de Paris et nous attendons de pénétrer dans la légendaire église dessinée par Jules Hardouin-Mansart04. Curieusement isolé des groupes de personnes qui nous entourent et qui semblent toutes bien se connaître, un personnage en imperméable vert-olive, nous fixe de manière intense et inhabituelle avant de s'approcher de nous:

   — Vous êtes de la famille ?

Je suis un peu interloqué. Mais Danièle, en dépit de toute attente, improvise du tac au tac et de manière très appropriée :

   — Nous sommes des sympathisants !

Le visage de cet homme ne m'est pas inconnu, et à l'instant même où je réalise à qui nous avons affaire, il se présente :

– Serge Dassault05.

Évidement je fais de même. Suivent quelques propos amènes mais dénués de tout intérêt.

C'est maintenant le moment de passer la porte de la cathédrale, de traverser la nef, de contourner l'autel où se trouve l'imposante porte du caveau des Gouverneurs06. Ses deux vantaux s'ouvrent devant la petite assemblée, conduite par Bertrand Delanoë et filmée par une équipe de TF1. La descente de l'escalier, dont chaque marche est éclairée par deux lumignons, se coule dans un silence pesant, en parfaite conformité à l'atmosphère solennelle de l'endroit. Lorsque tout le monde est rassemblé dans le caveau, les conversations reprennent à voix basse. Mais Dassault est toujours isolé des autres. Personne ne lui adresse la parole.
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Pendant le discours du maire et celui d'un général – probablement le Gouverneur de Paris – je tente d'éviter les cameras et je me dissimule derrière la haie formée par la famille de l'illustre personnage et de ses invités. Mon regard effaré se porte sur les plaques gravées des noms de nombre de grands criminels de guerre qui reposent aux côtés de Leclerc: Bugeaud07, Gallieni08, Gérard09, Nivelle10, Mangin11, Mac Mahon12 et quelques autres. Et dire que cette cathédrale a été édifiée à la mémoire d'un Saint !... Qui par ailleurs se trouve être mon – vingt-deux fois – arrière-grand-père.
La cérémonie est assez vite expédiée et la distinguée cohorte remonte en surface. Plusieurs membres de la petite troupe, pour un commentaire, une remarque courtoise ou une question de pure civilité, s'adressent avec aménité au digne couple que nous formons. Mais pas à Dassault.
Nous éloignant par la cour des Invalides, nous réalisons que ce personnage, en dépit de son importance, n'a pu nous compter, le temps de cette brève manifestation, que comme ses seuls interlocuteurs.

Une journée mémorable faite de multiples et émouvantes rencontres qui s'est terminée chez Lipp avec le miracle d'un sympathique et édifiant échange avec Jorge Semprun13 et l'éblouissant Jean-François Deniau14 .

Mais au-delà d'une satisfaction intense, cette étape m'a confirmé l'existence d'une incongruité sordide :
La vénération exacerbée que porte la bien-pensance d'une certaine société envers les usagers – héros ou criminels de guerre – d'armements de tous genres et de toutes époques, et le mépris affiché de cette dernière à l'endroit de ceux – surtout juifs – qui les leur fournissent.


rquad.jpg   FOS © 1er juin 2018

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[01]  Leclerc  WIKIPÉDI  [ retour ]
[02]  Pierre Nord  WIKIPÉDI  [ retour ]
[03]  Hôtel des Invalides  WIKIPÉDI  [ retour ]
[04]  Jules Hardouin-Mansart  WIKIPÉDI  [ retour ]
[05]  Serge Dassault  WIKIPÉDI  [ retour ]
[06]  Caveau des Gouverneurs  WIKIPÉDI  [ retour ]
[07]  Thomas Robert Bugeaud  WIKIPÉDI  [ retour ]
[08]  Joseph Gallieni  WIKIPÉDI  [ retour ]
[09]  Augustin Gérard  WIKIPÉDI  [ retour ]
[10]  Robert Nivelle  WIKIPÉDI  [ retour ]
[11]  Charles Mangin  WIKIPÉDI  [ retour ]
[12]  Patrice de Mac Mahon  WIKIPÉDI  [ retour ]
[13]  Jorge Semprun  WIKIPÉDI [ retour ]
[14]  Jean François Deniau  WIKIPÉDI  [ retour ]



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