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Le cervelas

Notes

Frédéric O. Sillig



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Aujourd'hui le 5.5 m JI01 est en plastique. Il y a 45 ans, seul un unique exemplaire, souvent en acajou de premier ordre, pouvait être construit à partir de chaque plan dessiné par un architecte, ce qui en faisait à l'instar des pur-sang inscrits au stud-book, le yacht de régate des milliardaires d'aujourd'hui, c'est à dire des millionnaires d'alors; et accessoirement une série olypique02.

Mon club de l'époque se lance à organiser pour la première fois un championnat national de cette classe de bateaux. La tâche est rude, les participants se comptent parmi les banquiers genevois, les parfumeurs aux effluves mondialisés, les industriels zurichois, les mécaniciens fiscalistes zougois, certains héritiers de quelques illustres marins génois, de grands juifs propriétaires immobiliers ou hôteliers, quelques vestiges de l'aristocratie prémussolinienne et même un prince ismaélien versé dans l'écologie humanitaire qu'il a certainement préférée à la déification lestée d'or qu'aurait pu lui assurer sa caste. Tous appartiennent à un monde différent du microcosme de marins d'eau douce, d'un régionalisme par ailleurs authentique, que constitue le visage de ce cercle nautique, reflet presque parfait de la fine fleur de la ville universitaire d'une trentaine de milliers d'âmes dont il défend les couleurs. Une élite industrielle ou libérale entremêlée de rescapés d'une aristocratie huguenote, devenue impécunieuse et presque populaire en dépit du poids des lauriers acquis dans le mercenariat bourbonnais ou napoléonien, mais étonnement pérenne; peut-être en raison d'une solidarité encore nourrie de la haine des prussiens chassés voilà à peine plus d'un siècle.

Le jour de la compétition approche. La ville se pare de ses atours les plus rutilants, les subsides se mendient, les fonds de tiroirs se raclent, le bénévoles se débusquent, les talents se recrutent. Même les moins confirmés. Ainsi, un flic revêche, et jusque-là spécialisé dans la traque des voleurs de poules, brusquement muté en charge de la capitainerie du port, se révèlera à cette occasion un fin manœuvrier et un remarquable organisateur et finira sa carrière comme chef absolu et respecté de la gendarmerie du lac. Ainsi, un arbitre de hockey en retraite de glace artificielle, ici soudainement bombardé commentateur public trouvera plus tard, et pendant de longues années, sa place aux côtés de Léon Zitrone pour animer de célèbrissimes joutes cathodiques.
Tout est prêt ou presque. La cérémonie de bienvenue financée par la municipalité, par son aspect officiel et par les lieux écrasés d'histoire qui l'abritent, finit par trouver une austère dignité dans laquelle se draper. Les régates commencent. C'est un succès. Mais il reste un problème à résoudre. Un gros problème. Un très gros problème. Celui de la soirée officielle que l'usage exige ordonnancée d'un apéritif suivi d'un repas, tous deux investis d'une tenue d'ordinaire certaine. Or les caisses sont vides et l'acabit des convives peu coutumier de la soupe populaire. Petits fours, caviar de bélouga, Bollinger millésimé, saumon sauvage sur beurre d'Échiré, chapons ou autres ortolans arrosés d'une éventuelle Romanée. Comment faire ? La quête d'un« Euréka » salvateur et de son Archimède de rencontre risque d'être longue. Elle ne l'est en fait pas. En substitution à un luxe emphatique et convenu qui ne parvient à s'écarter du commun que par la hauteur de l'addition, voici l'inattendu, le clair-obscur, l'insolite, le mystérieux, le pittoresque, la grandeur naturelle d'un cadre, la proximité XVIIIème d'une architecture, en bref la hardiesse d'un contraste social par l'affirmation d'une identité propre; voilà la solution. Partagée sur quatre générations par une multitude d'hoirs, voici une propriété lacustre, fière bâtisse, plage de galets et frondaisons multiséculaires, choisie pour le lieu de l'agape. Un comparse entrepreneur en maçonnerie, un autre maître boucher et encore un autre vigneron encaveur sont embrigadés en guise de contributeurs de ressources. Le décor est planté à la suite de la rapide construction, parallèle au rivage, de deux murettes jumelles faites de brique, à hauteur de genoux, barrant, hormis un passage ou deux, de part en part la propriété. Le reste ne sera qu'apprêts de dernière minute, aménagements improvisés avant l'arrivée, entre deux rangées de flambeaux, des convives encarrossés d'élégance anglaise ou de haute-couture de Maranello.

Guidés par des lumignons presque aussi discrets que des vers luisants, les chaussures de mesure – J. M. Weston ou autres Henry Maxwell – se dirigent avec hésitation et, disons le, un brin d'inquiétude en direction de la grève le long d'une allée bordée de grands chênes sombres pour découvrir, à la seule lueur des braises qui rougeoient dans l'intervalle des deux murets, quelques généreux étalages de viandes à griller, de légumes et salades, de boulangeries bises, de charcuteries et fromages du crû encadrés par deux énormes tonneaux fraîchement mis en perce. En toile de fond, un large panorama lacustre baigné d'une lumière nocturne. Un clair de lune tamisé qui laisse encore deviner la courbe dorsale des collines de la rive opposée. Le bruit mat des vaguelettes sur la grève toute proche est encore perceptible le temps de la surprise et de l'étonnement pour être presque immédiatement submergé par le ton des conversations qui ne s'est mis à décroître qu'à trois heures du matin lors des premiers départs. Le vin est tiré au guillon03 dans des verres à pied. Ce Pinot noir, dont la qualité réelle et le caractère authentique en fait oublier la rusticité, n'est pas le seul à incliner au dialogue. La disconvenance entre la tenue des convives et ce cadre inhabituel alliée à l'éphémère promiscuité des instants de repos pris sur des sièges de fortune réduit encore la distance des contacts. Comme à Venise les nuits de carnaval, le sentiment que l'image de la dignité identitaire de chacun n'est saisie par les autres qu'à travers la perception de l'entier de l'individu, se voit nourri par les parts d'ombre et de lumière, et incite à négliger l'obligation d'imposer son rang ou celui que l'on prétend devoir assumer. Un tableau caravagien où, en l'absence volontaire de toute domesticité, chacun se découvre, souvent pour la première fois, des vertus pour l'exercice d'une provisoire industrie ancillaire.

Le prince Saddrudin Aga Kahn s'approche de moi. La translation des mets étant ici proprement manuelle, je m'improvise de manière instinctive un rôle catalytique visant la convergence des attirances gastronomiques et de l'abnégation des convenances :

     —  Prince, une côtelette d'agneau ? Une saucisse de veau ? Un morceau de bœuf ? Un peu de poulet ? Un cervelas ? 

     —  Oh ! Oui, avec plaisir... mais surtout pas de cervelas ! 

     —  Au fait, comment doit-on vous appeler ? Altesse ? Majesté ? Prince ? 

Un très grand sourire.

     —  Dans un tel contexte, on peut très bien m'appeler Sadd' ! 

Un peu sonné, je ne peux pas me retenir.

     —  Comme le Divin Marquis ? 

L'hilarité déclenchée dérive sur les vertus du cervelas, sur les hautes qualités gustatives et nutritives des phosphates et graisses additionnelles qui constituent ce fleuron des meilleures traditions charcutières de l'Helvétie orientale. Entre autres sujets, induits d'ironie et d'humeur. À trois ou quatre reprises durant cette mémorable nuit, je croise mon « désormais ami Sadd' ». Et à chaque fois l'entrée en matière est la même, « Toujours-pas-de-cervelas », quel qu'en soit l'initiateur, et quel que soit le point – d'interrogation ou d'exclamation –  qui suit ce solennel vocable.

***


Nulle intention de parodie du grand Dumas, mais la suite se passe vingt ans après. Cette fois le cadre a changé. En substance, petits fours, caviar de bélouga, Bollinger millésimé, saumon sauvage sur beurre d'Échiré, chapons ou autres ortolans arrosés d'une éventuelle Romanée. Nous sommes dans l'enceinte du club prestigieux de l'extrémité ouest du Léman qui abritera quelques années plus tard la fameuse aiguière de l'America's Cup. Ma présence ici est motivée par des convenances professionnelles. Je suis invité par mon client, mon mandant, riche personnage, de judaïté très calvinisée mais assumant bien son statut de seul propriétaire hôtelier réellement identifié qui ait hébergé Tintin et Milou04. Parmi les invités patrouille, l'air circonspect, une flûte de Champagne à la main,« mon ami Sadd' » que je n'ai pas revu depuis cette nuit particulière. Vingt ans. Nos regards se croisent. Son oeil s'allume. Incroyable ! Il vient de me reconnaître. La raison ? Il m'a déclaré quelques minutes plus tard n'avoir jamais oublié cette soirée, une des plus marquantes et des plus belles de son existence.

Mon client aperçoit également le Prince qu'il salue chaleureusement, il faut le dire, avec un peu d'emphase et lui souffle :

     —  Permettez-moi de vous faire connaître mon architecte ! 

Sans attendre la présentation protocolaire, le fils unique du Sultan Mohamed Shah Aga Khan III me tend la main en désignant le buffet avec un large sourire :

     —  Vous voyez... toujours pas de cervelas ! 

Dois-je vraiment vous décrire la tête de mon austère amphitryon ? 
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rquad.jpg   FOS © 18 juin 2008

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[01]   5.5 mètres Jauge internationale.  [ retour ]
[02]   Série olympique de 1952 à 1968.  [ retour ]
[03]   Fausset de tonneau. Vient de quille, guille. (exp. régionale Beaujolais et Suisse romande) .  [ retour ]
[04]  c.f.«  L'affaire Tournesol » - Hergé - 1956 ed. Casterman.  [ retour ]

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