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Le chiffon rouge

Notes

Frédéric O. Sillig



Très jeune, mes pérégrinations festives me conduisent en fin de soirée chez un prétendu tonnelier. L'environnement dans lequel je suis introduit presque malgré moi, est un Château d'excellente réputation. Dès mon entrée dans cette forteresse vinicole, j'apprends que le tonnelier en question, surnommé « La Jabotte », est en fait devenu le caviste du lieu. Les présentations sont rapidement expédiées avec une touche de prosaïsme au motif affiché d'esquiver toute forme de grandiloquence. Relayant le déjà lointain dîner, un encas nous est servi, arrosé de crus hors commerce, spécialement vinifiés par notre amphitryon. L'échantillonnage en est abondant et les limites de tolérance éthyliques de mon organisme sont bientôt atteintes. Un café est le bienvenu. Surtout pour la corpulente épouse du caviste, tout récemment sortie de couches, qui nous déclare ne jamais prendre de café sans lait, avant d'éclater d'un rire sonore. Suit l'extraction de l'une de ses imposantes mamelles en vue de la lactation du contenu de sa tasse. Une opération ponctuée d'un regain de sarcasmes de la plus raffinée distinction. L'ambiance est désormais étroitement caractérisée. Ce qui suit le café, une eau de vie de figue et un marc d'une qualité que je n'ai plus jamais pu découvrir jusqu'à aujourd'hui. Des produits maison, servis sans aucune retenue pour ce qui a trait à la quantité, par ce personnage bizarre, torve et chafouin qui semble adorer les défis. Il a dû remarquer que mon impétuosité les aimait aussi, puisqu'il disparaît pour ressurgir aussitôt, un flacon à la main et la mine particulièrement radieuse. Il m'en verse un bon fond de verre à whisky en grommelant «  Spécialité bourguignonne ! ». Le goût est fruité, la consistance est onctueuse mais pas doucereuse, la densité est importante. On dirait que l'alcool est complétement intégré puisqu'il ne suscite aucune brûlure. Après dégustation, le contenu du verre est très vite avalé.


   — Un autre ?
   — Ah oui avec plaisir !

Le fond de verre est de nouveau sec.

   — Un autre encore ?
   — Sans problème !

Le troisième est absorbé alors que je demande ce que c'est exactement.

   — Du « Pélisson 01 ! »

Une vague explication de double fermentation de Cognac et de moût de Chardonnet.
D'une oreille, j'écoute le fumeux développement sans aucune sensation d'ivresse.

   — Je t'en sers encore un ? 

   — Aucun problème !
   — Mais comme tu es une petite nature, je suis sûr que tu n'en boiras pas un de plus.
   — Chiche !

Je me souviens d'avoir posé le cinquième verre. La suite, on me l'a racontée…

À l'instant même où je tombe de mon siège, La Jabotte se lève, le visage rayonnant et s'écrie à la cantonade:

   — Le Pélisson, c'est foudroyant !

Mes oreilles commencent à devenir violettes. Fort heureusement la présence d'une personne disant faire partie du « paramédical » me fait immédiatement transporter à l'extérieur pour provoquer la régurgitation de l'entier du contenu de mon estomac avant que la totalité de l'alcool ne pénètre dans le sang. M'évitant par-là, au mieux une injection de camphre, ou alors, la simple interruption de ma misérable existence. Quatre bonnes heures de sommeil font le reste avant un réveil en fanfare, alors que les autres convives doivent se résigner – Alka-Seltzer aidant – à cuver jusqu'au soir. À l'écoute des symptômes qui m'ont été décrits, un ami médecin m'a confirmé plus tard, que par la grâce de cet imbécile, ce soir-là, ma vie n'a effectivement tenu qu'à un fil.
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Quelques dix ans plus tard, on me dit que La Jabotte est éjecté du Château, peut-être pour excès de traitement des invités et clients à ce foudroyant breuvage. En bref, un acquis de réputation sulfureuse qui sied bien à ce chevalier du sulfite. Mais, resté spécialiste en traitements, il est passé au « reboutage », un nouveau métier qu'il pratique dans un lieu assez éloigné du village de son ex-employeur, ce qui contribue à gommer quelque peu les effets de ses tribulations passées. Sa faconde n'a aucun mal à amorcer la pompe du bouche-à-oreille en matière de nouvelle clientèle maintenant mutée en patientèle. Désormais se pressent dans son antichambre, éclopés, claudicants, hypocondriaques, atrabilaires, mais aussi cancéreux ou supposés l'être. Il semble que le verbe « croire » sert de tête de gondole à ce brave thérapeute qui évite soigneusement de diriger vers des officines plus orthodoxes les patients les plus atteints. Un proche de La Jabotte me raconte qu'un jour de décembre, se présente en fin d'après midi, une dame éplorée qui accompagne son mari valétudinaire; en fait, en situation d'extrême faiblesse. Voulant éviter à tous prix la nocivité des produits chimiques, elle demande s'il peut faire quelque chose d'alternatif pour éliminer… quelques petites métastases éparses. La brave dame se laisse rapidement convaincre qu'un léger traitement réflexologique suffira, et que dans une semaine ou deux, il n'y paraîtra plus ! Le patient est déchaussé pour que puisse commencer le préconisé massage des pieds qui sont aussitôt enduits d'huile d'amande. Le malheureux cacochyme s'endort dès le début du traitement, mais il est rapidement secoué par des soubresauts à peine perceptibles, puis ce sont des spasmes de plus en plus intenses qui animent sa piteuse carcasse. Leur fréquence augmente quelque peu avant l'émission d'un grand soupir qui semble bien être le dernier. Le pouls est muet, le sujet ne bouge plus.
Horreur ! Il ne faut absolument pas que le décès soit constaté ici ! Il doit être immédiatement rapatrié chez lui. L'épouse est prévenue que son mari a été victime d'un malaise et que « seul un environnement familier est susceptible de le rassurer à son réveil  pour qu'il guérisse rapidement ». Elle est donc priée de rentrer chez elle pour se préparer à accueillir le malade dans l'heure avec des applications de fleur de foin prescrites par le charlatan. Avec l'aide du cousin Nénesse, appelé en urgence, le macchabée est transporté discrètement dans le garage à l'insu des personnes qui font le poireau dans la salle d'attente et on tente de l'installer à l'arrière de la fourgonnette 2CV de l'ex-caviste. Bien que la rigidité cadavérique ne soit pas encore apparue, les muscles tendent à devenir inextensibles et les articulations sont raides. Le plateau de la Deuche fait 142 cm de long. C'est trop court pour le corps, même en diagonale, les pieds dépassent . Le temps presse ! Impossible de fermer les portes arrière ! L'individu est donc ficelé et arrimé aux montants tubulaires des sièges avant. Après réflexion, les pieds qui dépassent la carrosserie sont tout de même emmaillotés dans un sac-poubelle et fixés aux deux marchepieds du panneau arrière. De part et d'autre de ce curieux appendice, les deux vantaux entrouverts de la camionnette sont immobilisés par un sandow. Voilà une protubérance qui ne devra surtout pas attirer l'attention de la maréchaussée. Un détail important ne sera donc pas oublié :
Ligaturé aux orteils du mort, le traditionnel et réglementaire chiffon rouge.
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rquad.jpg   FOS © 8 juillet 2018

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[01]  Un nom probablement imaginaire. Jamais nulle part, je n'ai retrouvé ce vocable désignant une boisson.  [ retour ]

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