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Le Pré-aux-Clercs

Notes

Frédéric O. Sillig



À mes pieds, le Petit Pré-aux-Clercs.
Urbanisé certes, mais depuis le milieu du XVIème siècle seulement. Nous sommes peu avant mai 68, je suis dans ma mansarde, rue Jacob, qui me sert à nouveau de résidence pendant mon stage parisien à Necker après l'avoir été à maintes reprises pendant mon enfance.
Cyrano de Bergerac – le vrai – m'a déjà appris que ce pré devait servir aux multiples duels de l'époque de La Fronde et je le soupçone par là d'être à l'origine de l'expression « sur le pré » maintes fois jetée, avec le gant, à la face des indélicats. Ce à l'époque ou les bonnes manières n'étaient pas encore trop abâtardies.
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Ce que j'ignore encore, c'est l'authentique histoire du lieu.
On dit que c'est mon « trente-cinq-fois-arrière-grand-père01 » qui en aurait fait don à l'Université. Grotesque. Cette dernière n'a vu le jour que trois cent ans après sa mort. Mais il est vrai que ce lopin de terre a été disputé pendant des siècles entre l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés et l'Université au cours desquels les écoliers – les « clercs » – se sont plus à narguer les moines sur ce qui leur servait d'espace de détente, induisant souvent de sanglantes et parfois mortelles batailles rangées. La crainte des Anglais incite, vers 1368, les moines à fortifier l'Abbaye, alors située en dehors de la ville, et à l'entourer de douves creusées en partie sur les propriétés de l'Université. Elles seront remplies d'une eau acheminée par « la Petite-Seine », un canal creusé sur le tracé de l'actuelle rue Bonaparte. Cette expropriation donne lieu à une cession compensatoire de surface au nord côté Seine qui va compléter le Petit Pré-aux-Clercs. Le milieu du XVIème voit de nouvelles divisions entre les deux institutions qui se complaisent maintenant à vendre à des tiers des biens immobiliers qui appartiennent à leur rivale voisine, ce qui conduit bientôt à un désastre urbanistique qui se rapproche du cloaque. La zone est recadastrée vers 1545 par un providentiel acheteur nommé Pierre Le Clerc qui, à bout de nerfs, la rétrocède à l'Université quatre ans plus tard en ne gardant que deux immeubles. Ceux que j'ai devant les yeux ; le parcellaire est resté presque le même depuis. On pense que c'est à ce moment que se forme la rue des Marais – aujourd'hui rue Visconti – qui attire dès 1559, la communauté huguenote, d'où le surnom de « la petite Genève » qui lui est vite attribué. Le fait que la limite de propriété entre l'Abbaye et l'Université sépare le quartier en deux juridictions qu'il est possible de franchir par des passages secrets ménagés à l'intérieur des immeubles constitue l'attrait principal de la rue pour les protestants persécutés02. Cette artère donne lieu aujourd'hui à des querelles de propriétaires qui se disputent l'emplacement exact où vécut Jean Racine, et où il mourrut en 169903. On construit en début du XVIIème au nord du quartier un luxueux hôtel pour Marguerite de Valois04, la « Reine Margot ». Ce haut lieu de mondanités parisiennes est curieusement détruit treize ans plus tard pour faire place en 1660 à l'Hôtel de La Rochefoucauld-Liancourt, autre temple littéraire qui accueille Corneille, La Fontaine, Molière, Scarron, Mme de Sévigné et tant d'autres. Cette construction partiellement dessinée par l'architecte Jacques Lemercier fait suite au comblement des douves de l'Abbaye – exactement sous mes pieds – dans le cadre d'un important remaniement urbanistique du quartier évoqué par Corneille: « (..) en superbes palais à changé ses buissons » et « Paris voit tous les jours de ces métamorphoses, dedans le pré aux Clercs, tu verras mesme choses »05. Tombé en ruine, l'hôtel est démoli sous la Seconde Restauration au profit d'un lotissement de part et d'autre de la rue des Beaux-Arts créée à cette occasion vers 1825. La fin du siècle voit le périmètre échapper de peu aux projets d'aménagement successifs de la commission Siméon, de Haussmann, de Morizet ou de celui d'Andriveau-Goujon.
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Mais ce poids historique ne m'accable pas encore, lorsque je descends chaque matin dans la rue sans même un regard pour le fameux if des éditions du Seuil qui fit l'émoi de Verlaine avant de servir de logo à la fameuse maison. Pour l'heure, je marche plus vite que l'Histoire qui ne doit surtout pas me rattraper maintenant, ni la littérature, ni rien d'autre d'ailleurs. Ce qui m'intéresse, c'est les croissants. Et aussi le café, aujourd'hui buvable, après le remplacement du « perco » par une « machine » italienne, dans le bistrot d'en face. Une brasserie dont le nom me laisse indiférent, mais où je commence à prendre mes habitudes: « Le Pré aux Clercs ». Comme si c'était le hasard qui faisait les choses. Très vite, je m'installe à un endroit stratégique qui me permet d'observer le mouvement de la rue et de faire signe au barman pour chaque renouvellement rapide de mon petit noir. Très vite aussi, mon café est préparé dès mon arrivée potron-minesque dans l'établissement presque désert. Ce matin-là, en entrant, je m'attarde à la table ou sont entassés les journaux. Ceux du jour par-dessus ceux du soir. Je cherche ce qu'il me faut sous une pile de Parisien Libéré et de Figaro quand, derrière moi, on m'interpelle :

   — Vot' café, j'le mets à vot' place ?
   — S'il vous plaît, oui, merci !

Je retourne m'asseoir avec « le Monde » du jour paru la veille. Après le traditionnel coup de torchon, le loufiat – un sosie de Julien Carette – replace devant moi le panier métallique qui contient quatre croissants, et pose l'expresso sur le plateau de marbre, à… « ma place ».

   — Y en a un aut' qui s'mettait toujours là autrefois l'matin !
   — Ah bon ?
   — Mais y s'est suicidé ! … Un amerloque !... Un scribouillard !
   — Ah !
   — Ernest, qu' y s'appelait ! 06
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rquad.jpg   FOS © 8 mars 2012

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[01]  Charlemagne. Je crois que c'est trente.cinq. On peurt vérifer ici  [ retour ]
[02]  Soit avant l'Édit de St-Germain 1562, l'Édit d'Ambroise 1563, la Paix de St-Germain 1570, la St-Barthélémy 1572 et le fameux Édit de Nantes 1598.  [ retour ]
[03]  Les plaques commémoratives se déplacent en permanence entre les Nos 13, 21 et 24 ; les Nos 17 et 19 eux, abritèrent l'imprimerie de Balzac qui lui valut tant d'ennuis financiers.  [ retour ]
[04]  Répudiée par Henri IV en 1599.  [ retour ]
[05]  Pierre Corneille, « Le Menteur » 1642.  [ retour ]
[06]  Ernest Hemingway (1899-1961).  [ retour ]

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