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Coco

Notes

Frédéric O. Sillig



Ce personnage prosaïquement nommé Coco n'est pas un perroquet ni une demoiselle de la rue Cambon, mais un Brabant, c'est-à-dire un cheval de la race appelée « Trait Belge ». Le travail de ce brave animal de robe baie consiste à tracter un break chargé de tonneaux de bière et de pains de glace que Monsieur Borel, son cocher, doit livrer chaque matin dans les cafés et brasseries de la ville. Nous sommes au milieu des années soixante, et ce tandem inséparable incarne alors le tout dernier livreur hippomobile de la région. Les automobilistes indigènes ont appris à apercevoir de très loin ce sympathique attelage et prennent toutes les précautions nécessaires à ne pas en entraver le train et surtout à ne pas effrayer le gentil Coco, l'ami de tous les buveurs de bière et de bien d'autres.
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Il n'est pas rare pour moi de caresser le losange blanc du front de Coco, en stationnement devant le lieu où je prends mon café du matin, alors que Monsieur Borel s'active à rouler les fûts métalliques jusqu'au monte-charge qui dessert une cave où ils sont mis en perce juste à l'aplomb du zinc. Un comptoir à l'évidence financé par la marque de bière dont notre voiturier est salarié. La raison en est qu'à l'époque, les cartels de la bière segmentaient avec soin le territoire national, dont chaque secteur était dédié à un brasseur particulier qui ne manquait pas d'estampiller de sa marque, une partie du mobilier et des accessoires de chaque établissement asservi à sa suzeraineté. C'est ensuite le tour des pains de glace que Monsieur Borel manipule avec de grandes pinces à mâchoires courbes avant de les charger sur son épaule, protégée par une large pièce de cuir rattachée à son tablier, pour s'en aller les déposer à côté de l'antique glacière du restaurant.

Mais un matin d'automne, je croise Monsieur Borel qui peine à cacher ses larmes derrière un furtif « Bonjour » tout en poursuivant sa pénible mission. Une caresse à mon ami le gentil cheval, et j'entre dans mon QG matinal. Le quotidien local déposé sur chaque table titre à la Une : « Coco fait aujourd'hui sa dernière tournée ». Une décision du directeur administratif de la brasserie de faire coïncider la retraite de Monsieur Borel avec l'achat d'un camion, automobile celui-là. Ce matin-là, en quelques minutes la population entière des « petit déjeuneurs de bistrots » est en émoi, frappée d'une immense tristesse. Tout le monde imagine le destin de Coco …
C'est alors qu'informé de cette triste échéance à son arrivée au bureau, le propriétaire de la brasserie – et fils de son fondateur – saute dans sa voiture et se précipite, ivre de rage, au hasard des rues pour trouver l'attelage dans sa tournée. Une course folle dans toute la ville pour aller rassurer M. Borel sur le sort de son compagnon qui jouira d'une belle retraite dans un endroit magnifique, en compagnie d'autres chevaux de son âge. Un perspective qui, à l'évidence, n'avait jamais fait l'objet de la moindre préoccupation du besogneux technocrate. Personne ne connaît le traitement qu'a dû subir cet individu au retour de son patron, mais la bonne nouvelle s'est rependue avec la vitesse de l'éclair dans toutes les gargotes de l'agglomération.

Je n'ai revu Coco qu'une seule fois, tout au bord son pré, proche de sa nouvelle résidence attenante à une ferme dotée d'une accueillante et minuscule cuisine familiale accessible aux randonneurs. Un lieu où, jadis, dans mon enfance, j'avais encore pu observer, un traditionnel jeu de quilles de bois – avec renquilleur et mouilleur de pont– sous un abri couvert de tuiles. Une ressouvenance de quelques paisibles dimanches d'été.


rquad.jpg   FOS © 10 janvier 2018

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