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Les coudes des huiles

Notes

Frédéric O. Sillig



Des années et des années de judo, de hockey sur glace, de water-polo, de football, de basket-ball, de ski, de yachting, de service dans l'armée, n'ont jamais permis à des coudes insidieux d'atteindre l'objectif que constitue un endroit précis de ma personne qu'Albert Simonin désignait, sous la forme générique, d'une « boîte à ragoût ».
Pas plus que les multiples contorsions gauchies, au propre, dans les files d'attente des cinémas ou, au figuré, dans les dans les affres des diverses hiérarchies administratives... Aucun coup de coude ! 
Sauf trois ! 
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Un...
Mil neuf cent quatre-vingt et ...tant, un petit village rural du canton de Vaud où se réunissaient chaque année quelques nostalgiques des époques glorieuses de la course automobile pour exhiber leur luisantes carrosseries. Une manifestation dominicale à laquelle je me devais de conduire mon jeune fils, féru d'automobile, qui servait bien entendu d'alibi à mes propres velléités de « has been » refoulé.
A ce propos, je remarquai plus tard que toutes les époques glorieuses de tout ce qu'on peut imaginer, c'est toujours le moment présent de celui qui en parle, défalqué de quelques années ; autrement-dit, la gloire est toujours plus brillante en la scrutant sur son propre rétroviseur.
Beaucoup de monde. Beaucoup de bruit. On se bouscule pour voir. Voilà une bonne place, vers une barrière derrière des gens, derrière un type avec un blouson de cuir, un« Chapal »à n'en pas douter. Il est droit dans les bottes qu'il ne porte pas, une assise très affirmée. Une Ferrari passe. C'est une 500 TR, une autre, une 250 GTO, les gens se penchent, tournent la tête. Une AC Cobra. Effet Doppler. On se déhanche pour voir arriver la suivante.
Maintenant une Bugatti T35C bleue, magnifique, peut-être celle de Philippe Etancelin tout récement disparu. Tout le monde est sur la pointe des pieds. Un murmure. Une odeur de ricin. La Bug s'éloigne.
Pour mieux voir, le type au Chapal« A2 »devant moi se retourne et d'un coup le coude percute mon sternum avec la délicatesse d'un bison qui charge. Plié en deux, je relève la tête, je le vois de face. Un type dégarni, impeccable, le regard dur, imperturbable, toisant avec un soupçon de dédain la faiblesse de mon repli. Discrète inclinaison de la tête. L'accent est presque oxfordien,

     — I beg your pardon sir ! (il n'a pas osé « I'm very apologetic » !)

Sterling Moss soi-même ! ... Sir Sterling ! 


Deux...
A deux pas de mon resto fétiche, aujourd'hui hélas disparu ,« Le Pompon Rouge », je progresse, rue Meynadier à Cannes vers mon rendez-vous. Je suis très en retard. Onze heures et demie du matin, il y a du monde. Je me faufile. Je frôle une femme à foulard et lunettes noires qui regarde une vitrine. Un fourgon EDF tente une sortie rue Emile-Négrin avec un coup de klaxon bien appuyé. La femme à foulard se retourne. Par dessus le pendouillant réticule « truc-machin-chose-St-Trop », un coude se plante violemment sur ma douzième côte gauche, soit la deuxième flottante. Fluctuat... etc..
Je prend immédiatement la posture d'une équerre de menuisier.
Mutation des lunettes noires en diadème. Voix trainante et infantile.

     — Oh pardon ! Pardon ! Désolée ! Mais alors... Vous n'avez pas mal ? 

Sourire.
Devant moi, «  Et Dieu... créa la femme ! » sans Vadim mais avec quelques vingt-cinq années de plus.
Bigre ! ... Je n'ai peur de personne....

Trois...
Un 24 août, place de la Concorde. Une précision sur l'année, c'est en 2004 et non en 1944. En fait, c'est pour avoir commémoré les soixante ans de l'entrée de la Division Leclerc (la 2ème DB) dans Paris que nous quittons, Danièle et moi, la tribune officielle à un jet de grenade de l'obélisque.
Côté Champs-Elysées, Chirac a déjà disparu dans sa voiture entourée de motards. Côté Tuileries, les autres voitures de fonction se remplissent et démarrent. Raffarin, Villepin, MAM, Fillion, Robien et les autres. Les regards de complicité ou de haine se croisent comme des traçantes sur un champ de tir. Il est midi. Les anciens de la 2ème DB se dirigent vers les jardins pour un déjeuner sous tente. Une petite brise d'été se lève. L'énorme écharpe rouge de Grand Chancelier de la Légion d'honneur qui ceint l'uniforme du Général de Boissieu se met à faséyer bruyamment au point de gêner Elisabeth, son épouse [née de G.], accrochée à son bras droit01. Sorti de notre rangée de chaises, la tête tournée, je me déplace vers la chaussée en regardant s'éloigner ce couple qui pour moi représente l'incarnation absolue de la dignité... en plus de la charge historique qui me subjugue...
Borloo me coupe la route. Tout sourire mais pas d'excuses. Je repars, cherchant l'écharpe rouge du regard. Cette fois c'est un coude qui me barre le chemin, brusquement mais sans me faire bien mal. Le coude, c'est celui d'une dame âgée. Une dame âgée qui semble avoir un caractère bien trempé. Mais une dame âgée qui se confond longuement en excuses avec une gentillesse particulièrement sincère.

     — Ce n'est rien Madame, je vous en prie ! 

Cela-dit en bafouillant, préoccupé par la recherche de l'identité de la personne qui me rappelle quelqu'un. Mais qui au juste ? ...

La dame s'éloigne en souriant.
Ca y est, j'y suis ! 
Je blêmis :
Lucie Aubrac !02

Soleil ...
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rquad.jpg   FOS © 5 novembre 2006

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[01]  Contrairement aux civils, les militaires en uniforme donnent le bras droit à leur compagnes même s'ils ne portent pas l'épée.  [ retour ]
[02]  La résistante qui en 1943 à Lyon, est allé affronter Klaus Barbie dans son propre bureau pour faire libérer son mari, tombé entre ses griffes en même temps que Jean Moulin. Elle est allé « simplement négocier » dira-t-elle !  [ retour ]

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