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Acharnement

Notes

Frédéric O. Sillig



L'hiver 1958 me conduit à la pratique de la luge. Doté d'un exemplaire de type « DAVOS», je vis dans la parfaite insouciance qu'il existait naguère un autre type de luge affublé de mon patronyme, savamment décrit par le baron de Coubertin 01 en 1908 et même traité par ce dernier d'instrument frisant l'indécence 02. Cette passagère passion m'incite à prospecter mes alentours en vue de découvrir toute parcelle de terrain susceptible de servir de support à son exercice, attribuant le plus souvent la portion congrue au principe de précaution. Ce qui vaut un jour à ma témérité de franchir la margelle d'un mur de soutènement pour me retrouver deux mètres plus bas sur le toit d'une 403 en stationnement. Une lampe de poche militaire fixée à la traverse de mon engin me sert parfois de seul éclaireur pour l'affrontement nocturne d'un sentier forestier tracé le long d'une ligne de funiculaire. Ces 45° d'inclinaison ne m'émeuvent guère, pas plus que de me livrer à mon sport favori en terres ennemies. Une très ancienne rue fait office de piste à l'une des deux plus virulentes bandes de voyous de la ville. Étant dit que l'autre, c'est la mienne. Ce qui ne m'empêche pas de m'y glisser sans aucun état d'âme sous l'œil revêche des membres du clan des « Minoteries ». Élément notoire du gang de « l'Académie », je ne suis curieusement pas inquiété en dépit de la violence des combats qui nous oppose d'ordinaire. Contre toute attente, je me lie même d'amitié avec les leaders de cette redoutable faction. Deux frères, David et Max qui se plaisent à s'identifier de manière puérile à deux autres frères qui, eux, sont champions olympiques de bobsleigh.
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Les années passent, la passion de la luge est définitivement remplacée par celle du jazz classique ou moderne selon le sectarisme de certaines appellations non contrôlées. Pour moi, et curieusement comme pour David, devenu horloger assidu et percussionniste acharné. Les retrouvailles sont limpides mais entachées d'une poignée de main toute aussi acharnée qui me condamne d'emblée à trois jours de relâche de toute activité de ma dextre. Les occupations de Max, quant à elles, se développent dans des eaux plus troubles qui lui laissent tout de même le loisir de quelque temps mignon passé à la lumière du jour. Les affaires de l'horlogerie en revanche, se portent à merveille en cette époque pré-digitale à tel point que le réseau d'ouvrières constitué par David est bientôt desservi en Porsche 911.
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Le destin nous réserve un jour à tous deux la colocation d'un cagibi en pleine ville, mais à peu près insonorisé, qui me sert de lieu de répétition pour mon groupe et d'abri à l'impériale batterie de David qui subit chaque jour plusieurs heures de solitaires exercices, évidemment opiniâtres pour ne pas dire acharnés comme tout ce qui touche ce personnage. Quelques lieux diversement blafards accueillent bientôt le trio que nous formons maintenant avec un ami pianiste passionné de blues, mais dont le jeu ne s'inscrit que dans une seule tonalité. Un soir, un spectateur particulier s'approche de nous et se présente. Willy Leiser. Nous ne connaissons pas encore cet impresario déjà célèbre dans les milieux du blues et du gospel. Pour David et moi, c'est le début d'une carrière, petite mais significative. Avec Otis Spann, Jack Dupree, Curtis Jones, Memphis Slim et quelques autres. Pour « Gospel Willy » – comme l'appelait BB King –, c'est un retour chez lui avec la main droite fort endolorie. C'est bien sûr une jolie aventure qui commence pour nous, émaillée de grandes joies et de déceptions aussi. L'épouvantable caractère de Nina Simone nous a conduits un jour à la plaquer quelques heures avant un concert devant sa mauvaise foi criarde et sordide. Itou pour la chanteuse gauchiste Colette Magny qui se plaisait à nous traiter de « saloperies de capitalistes ». Mais le rêve s'arrête un jour à la demande de nos réelles professions nourricières, secondées par la géographie qui nous éloigne quelque peu.
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Une Valentine fait irruption dans la vie de David. Un cadeau ? Pas selon son entourage qui semble remarquer que cette dernière s'ingénie à éloigner David de sa grande passion. Une incursion de ma part, devenue plutôt rare à cette époque, dans une cave à jazz, m'offre un spectacle affligeant : La soirée à peine commencée, Valentine se met à supplier David de rentrer chez eux.

   — Tu viens Zouzou ? On rentre ?...

Quelques minutes de résistance acharnée – mais quelques minutes seulement – avant que David ne succombe à la supplique et qu'un autre batteur le remplace sur le podium. Gorges chaudes dans les milieux jazzistiques. On ne parle plus que de « Zouzou » et de sa docilité sans rapport avec sa poigne légendaire. Mais voilà que l'électronique s'invite dans le domaine de l'horlogerie. Les prix de vente astronomiques que motive la nouveauté s'essoufflent après quelques temps et deviennent minimalistes au point de détruire le secteur de la montre traditionnelle d'entrée de gamme. Le modeste empire de David s'effondre. Une rencontre avec un promoteur immobilier qui semble aimer le jazz presque autant que l'argent, entraîne bientôt David sur un nouveau projet. Un club de jazz doté d'un bar et d'un restaurant. Une aubaine ! Une aventure dans laquelle notre ami se jette avec acharnement bien sûr, mais qui provoque aussi une métamorphose inattendue. Celle de Valentine, la compagne timide et inepte qui devient maîtresse femme, dirigeant l'établissement avec fougue, tact et professionnalisme. Le Nirvana ! Les occupations de David ne sont désormais consacrées qu'à la batterie et à l'engagement des groupes de musiciens pour sa programmation. Le tout assorti d'une assignation à distance de l'accueil de l'établissement pour soustraire la paisible clientèle, au redoutable shake-hand du patron. Tout le monde se presse dans ce nouvel établissement pour écouter de la musique, mais le business plan ne prévoyait pas le manque d'appétit des fans pour la cuisine, ni la modestie de leurs moyens à consacrer aux grands crûs, et pas davantage les hausses périodiques de loyer distillées par l'ami bailleur. Le Nirvana s'étiole et finit par prendre fin.
Une autre passion de David lui sert maintenant de gagne-pain : La pêche. Curieusement, il n'a aucun mal à dégotter une licence professionnelle alors qu'elles sont ici sévèrement contingentées et d'ordinaire transmises de père en fils. Il semble qu'un certain acharnement n'a pas dû être étranger à ce miracle. Une agape motivée par un anniversaire d'un ami commun me permet de subir une dernière fois le subit écrabouillement de mon métacarpe après avoir entendu mon irrépressible ironie traiter mon compère d'Ordralfabétix 03 devant une Valentine hilare.
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La suite qui m'est rapportée quelques mois plus tard suscite beaucoup moins l'hilarité. La mise en lumière d'un autre aspect de notre personnage. Une jalousie maladive dont les manifestations récurrentes se produisaient avec de plus en plus d'acharnement devant les minauderies de son épouse. Un soir de crise, les mains du pêcheur percussionniste entourent impulsivement le cou de Valentine. On peut imaginer ce qui se produit alors.
Au matin, la componction et l'horreur de l'acte accompli n'a pu trouver d'issue qu'au travers d'un nœud coulant.


rquad.jpg   FOS © 20 septembre 2019

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[01]  La luge « Sillig »  [ retour ]
[02]  La luge « Sillig », objet attentatoire aux bonnes mœurs.  [ retour ]
[03]  Personnage des albums d'Astérix vendant du poisson jugé par certains comme relevant d'une fraîcheur plus que douteuse.  [ retour ]


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