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Entrée des artistes

Notes

Frédéric O. Sillig



Un ami beaucoup plus âgé que moi01 me fait signe de venir m'asseoir à sa table sur la terrasse d'un café. Il est presque onze heures du soir et notre attention est polarisée par un attroupement devant l'entrée des artistes du petit théâtre de province qui nous fait face. Des chasseurs d'autographes. J'essaie sans succès de m'informer du nom de la célébrité qui joue ce soir sur la scène connue de tous les régisseurs d'Europe pour son exiguïté; les obligeant parfois à devoir scier des décors pourtant dotés de vertus télescopiques propres aux accessoires de tournée. Mystère, mais on le saura certainement plus tard, c'est précisément là où nous sommes que les artistes de tous bords et de tous niveaux ont l'habitude de venir se détendre après le spectacle.
Mon amphitryon d'occasion se met à rire en se souvenant d'une vieille histoire qu'il s'empresse de me raconter. En substance, la voici.
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Un soir, d'avant guerre, ce devait être en 38 ou 39, j'étais assis là-bas à la table du bout, face à la porte d'entrée de la brasserie. Même heure que maintenant. Même attroupement devant l'entrée des artistes qui s'est ouverte pour laisser passer deux femmes et un petit vieillard courbé et boiteux en imperméable qui ont dû se frayer un passage pour traverser la chaussée avant de s'enfoncer dans la nuit. Puis une attente de vingt minutes environ. La porte s'ouvre à nouveau. Une douzaine de personnes en sortent en parlant joyeusement. Elles sont chacune dévisagée par les chasseurs d'autographes sur les traits desquels se lit l'impatience et bientôt la déception. Il n'existe qu'une seule autre issue au théâtre, celle du public verrouillée depuis belle lurette et visible depuis l'entrée des artistes. Encore un quart d'heure d'attente. Maintenant c'est le tour de cinq ou six personnes de sortir. Nouvelle déception puisque n'apparaît toujours pas la célébrité attendue. Et pas la moindre puisqu'il s'agit ce soir du grand Louis Jouvet. Il y a encore de la lumière dans le théâtre. Encore un peu de patience. Les grands personnages aiment parfois se faire attendre. Dix minutes. Enfin la lumière s'éteint derrière la fenêtre du minuscule foyer des artistes. La porte s'ouvre. Les gens se pressent. Un homme en sort. Mais il ferme la porte à clé derrière lui et exhorte sans ménagement la foule à le laisser passer. Les habitués reconnaissent le régisseur du théâtre qui leur explique avec une certaine acrimonie qu'il n'y a plus personne à l'intérieur. Moi, j'observe la scène depuis ici avec un plaisir rare, parce que j'ai compris depuis un bon moment ce qui s'était réellement passé. D'un seul coup je vois ma belle-soeur émerger du groupe en vociférant, elle traverse la chaussée et me voyant, m'interpelle en disant n'y rien comprendre à ce genre de sorcellerie. Qu'on aurait pu la prévenir. Que c'est une honte de traiter les gens de cette manière. Surtout lorsqu'on a payé un fortune pour voir une pièce. Que le siège grinçait. Que le spectacle a commencé en retard. Que l'entracte était trop long. Et tout à l'avenant. J'ai veillé à attendre qu'elle soit calmée et qu'elle ait bu le cognac que je lui ai commandé à la hâte pour lui expliquer avec délice le déroulement des évènements. Feignant l'étonnement face à son attitude, je lui explique alors que j'ai vu sortir Jouvet voilà pratiquement une bonne heure. Il était accompagné de deux femmes. Pour jeter encore un peu d'huile sur le feu, je lui dit que je l'ai parfaitement reconnu malgré ses grosses lunettes et la drôle d'assise qu'il avait imprimée à son chapeau. J'ajoute encore qu'il était bien courbé et qu'il boitait très bas comme lorsque je l'avais vu jouer Géronte à l'Athénée02. Ma belle-soeur est sur le point de m'arracher les yeux, horriblement vexée de ne pas avoir remarqué, tout comme les autres, le stratagème de cet immense acteur qui devait détester les groupies. Intérieurement j'exulte. De pouvoir ainsi me venger des éternelles provocations de ma belle-soeur et de mettre ainsi en évidence son ingénuité, si je peux à moi-même me pardonner cet euphémisme. Superbe, je lui propose de la raccompagner chez elle, par pure galanterie, tout en lui laissant imaginer que c'est par charité. Mais elle accepte quand même. Surtout que son idole vivante, j'en suis certain, doit être maintenant à son hôtel ou même dans un train à des kilomètres d'ici.
Je dois aller chercher mon imper et mon feutre accrochés à l'intérieur de la brasserie. Ce que je fais en franchissant la seule et unique porte de l'établissement que je n'ai par ailleurs pas quittée des yeux depuis plus de deux heures. Mes biens récupérés, j'entraperçois dans une stalle, partiellement masquée par une plante verte, l'épouse de mon dentiste en train de terminer une choucroute qui ne devait être pas trop mal garnie. Elle est attablée avec un homme. Par curiosité malsaine, je me penche un peu pour voir qui est son compagnon de ripaille : ... Jouvet ! 
Je n'ai rien dit à ma belle-sœur.
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rquad.jpg   FOS © 2 août 2008

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[01]  André Garcin, chapelier pas trop fou, féru de jazz et cinéaste à ses heures.  [ retour ]
[02]  Les premiers rôles lui étant en principe dévolus, il n'a sans doute jamais dû jouer celui-ci.  [ retour ]

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