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Madame Eugène

Notes

Frédéric O. Sillig



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Devant moi, une immense porte à deux battants donnant sur la rue. Vu mon âge, je suis en culottes courtes, assis sur de froides marches de pierre. De chaque côté, des livres par milliers dans des bacs qui ressemblent à des cercueils. L'odeur de l'encre, du papier, de la poussière, le goût rance de la moisissure enveloppent les rescapés du pilon qui espèrent ici une nouvelle vie, un nouveau voyage, un nouvel asile, et peut-être une lecture. Je suis dans l'entrée d'une librairie installée dans une maison patricienne du XVIIIème, siège de mes rêveries enfantines en attendant ma mère pour qui les livres vendus au kilo ont une raison d'être. Un bon prétexte pour entrer en conversation avec la gardienne des lieux, qui plusieurs fois, me découvre, à la fermeture de la boutique, endormi sur mon escalier, bien après le départ de ma mère, sortie par la porte du devant. La « Vendeuse » est une souris sans âge, d'un gris bleuté, au nez brillant, pointu et bubonneux, qui le dos courbe, transporte d'un pas glissant son perpétuel sourire mitigeur de médisance. Sa perfidie se transforme en déférence dès que sa patronne, Madame Eugène, surgit de son domaine réservé, à savoir l'espace dédié aux ouvrages de collection.

Madame Eugène surmonte un brusque veuvage dans sa nouvelle passion des livres anciens et des gravures de toutes époques pour accéder rapidement au rang de papesse en la matière dans les milieux spécialisés les plus renommés et les plus parisiens. L'inventaire de son magasin est entretenu avec grand soin et diffusé chaque année, sous la forme d'un catalogue, dans les officines du genre et chez tous les spécialistes de France et de Navarre.
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Madame Eugène est dotée d'une distinction naturelle que j'ai pu apprécier bien au-delà de mon enfance. Le verbe est précis, le vocabulaire est riche, la dialectique est réfléchie mais la répartie immédiate. Une économie gestuelle d'un aloi dénué de toute attitude maniérée ne la prive pas d'un regard avenant, d'un ton régulier porté par une voix douce, ni par ailleurs de se plaire, dans un langage volontairement impassible et châtié, à détailler sans rire, les saloperies les plus immondes. Une attitude qu'elle aime parfaire dans les milieux huppés par des pantomimes suggestives. Afin d'illustrer son mépris pour les gens qui, debout, lors de manifestations de plein air, se repaissent de saucisses dégoulinantes, un vernissage mondain la voit un jour traverser au pas de charge un parterre de notables médusés, penchée en avant, tout en faisant entendre un bruit de succion couvrant les conversations les plus animées. Mais le souvenir le plus saisissant de ses capacités aigres-douces de susciter l'indignation silencieuse du grand monde réside en une anecdote que je l'ai entendue raconter au cours de l'un de ces dîners retenus, chargés d'ambition.

L'histoire se passe à Paris lors d'une équipée biannuelle consacrée à l'entretien de ses relations confraternelles et à l'achat de quelques livres de prix. Cette année là, les contingences financières sont à l'économie en regard d'une prévision mitigée des recettes. Le choix de sa résidence passagère s'en ressent et voit Madame Eugène descendre avec discrétion dans un minuscule hôtel du quartier latin, par ailleurs tout proche de mon ancien domicile, rue Jacob.
Le prélude à une nuit réparatrice se résume à la lecture de quelques chapitres du « Procès-Verbal »01 de J.-M. G. Le Clézio, un jeune écrivain au talent prometteur. Le lit, qui fait front à la paroi tapissée de fleurs aux teintes flétries, se caractérise par l'irrégularité molle du ressort rehaussée d'authentiques propriétés musicales. Le bruit des chutes d'eau, celui des éclats de voix, des portes qui claquent donnent une idée assez précise de l'épaisseur des parois. Ils font soudain naître chez Madame Eugène la crainte que la vocation du lieu soit en fait l'exercice d'une profession dont l'ancienneté est souvent surévaluée, mais surtout le regret de son hâtive option budgétaire. Pour un temps, Le Clézio lui fait oublier sa mésaventure. Mais soudain, se fait entendre un craquement sinistre suivi d'un cri suraigu. Au beau milieu du pan de mur qui lui fait face, voici l'apparition, dans sa crue nudité, d'un postérieur énorme au travers d'une brèche ouverte avec fracas dans la mince cloison qui n'a pas su résister au poids de l'impressionnant pétard indûment juché sur un lavabo à laquelle il avait été inconsidérément boulonné.
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rquad.jpg   FOS © 02 juin 2011

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[01]  Ce livre vaudra en1963 le prix Théophraste Renaudot à Jean-Marie Gustave Le Clézio, qui sera en 2008 lauréat du Prix Nobel de Littérature. [ retour ]

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