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Double faute

Notes

Frédéric O. Sillig



1960

Un financier étasunien d'origine batave vit au bord du Léman, près de Lausanne. Il fait établir pour son fils un projet de maison familiale, à implanter sur un terrain qu'il possède en toute proximité de son propre domicile. Une demande d'autorisation de construire est déposée, puis soumise à une enquête publique au terme de laquelle le permis est délivré par l'exécutif municipal. Les délais de recours épuisés, le chantier débute et se poursuit durant cinq mois jusqu'à l'achèvement de son gros œuvre lorsque quatre événements se produisent à quelques jours d'intervalle.

  • L'architecte mandataire confirme par courrier à son mandant que ce dernier lui aurait donné l'ordre de procéder à des modifications du projet, alors en cours de construction, ce qui est immédiatement contesté avec vigueur.
  • Le lendemain, l'autorité municipale interdit la poursuite du chantier au motif – consternant – que le projet n'est pas conforme au règlement d'urbanisme.
  • Sommé de s'expliquer sur ses insinuations, l'architecte répudie son mandat avec effet immédiat et sans aucun commentaire.
  • Dix jours plus tard, l'exécutif municipal promulgue un nouveau règlement d'urbanisme.

On apprend alors que c'est le résident d'une maison limitrophe qui a signalé à l'autorité, la prétendue non-conformité de la construction au gabarit d'implantation réglementaire à cet endroit. L'autorité municipale saisie par l'avocat du maître de l'ouvrage refuse toute discussion s'appuyant sur un prétendu « effet rétroactif » du nouveau règlement.
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Aucun esprit doté d'un minimum de raison ne peut douter, à la seule lecture des faits invoqués ci-dessus, qu'il s'agit d'une sombre machination ourdie par une faction de crétins bornés et xénophobes. C'est ce qui marque le début de « L'Affaire Fentener » qui va défrayer la chronique internationale durant près de trente ans. Sous certains aspects –humains– elle va s'apparenter quelque peu à l'Affaire Dreyfus.

Le lecteur ne saurait être épargné des trois éléments fondamentaux suivants :

  • La conformité d'un projet au règlement d'urbanisme doit être vérifiée par l'autorité avant l'octroi du permis de construire y relatif.
  • Un recours contre cette dernière décision peut être déposé par un citoyen, mais dans les délais fixés par la loi, et qui bien entendu précèdent le début de la construction.
  • Dans un état de droit, la rétroactivité des effets d'une disposition impérative – quelle qu'elle soit – est illégale par définition.

Voilà déjà trois violations manifestes du droit au préjudice de M. Henri Fentener, senior qui, de surcroît, est mal défendu par une cohorte d'avocats négligents qui laissent, par deux fois, passer les délais de recours à l'autorité compétente ; ce qui les place à la limite de la connivence et de la forfaiture. Le rejet des recours hors-délais est alors prôné par la mairie comme une validation de sa décision de stopper le chantier. On doit préciser que le prétexte avancé par le plaignant est basé sur une réelle erreur d'un collaborateur de l'architecte qui a attribué sur le plan une cote de 374.76 m à une borne réellement située à 374.36 m d'altitude. Ce qui aurait eu pour conséquence un dépassement en hauteur de 40 cm du gabarit imposé par le nouveau règlement, et non pour ce qui a trait aux anciennes prescriptions, applicables en l'espèce. On peut considérer qu'il s'agit là de l'élément « déclencheur » de l'Affaire.
M. Henri Fentener, senior tombe malade et meurt quelques mois plus tard. Son fils, M. Henri-Louis Fentener van Vlissingen, reprend le flambeau empoisonné. L'intelligence, la personnalité de cet homme, et surtout son apparence atypique, heurte la bien-pensance des autorités. Une hostilité amplifiée par l'opiniâtreté de ce citoyen à défendre ses droits les plus élémentaires et les plus légitimes. La procédure stagne. Le chantier est maintenant bloqué depuis trois ans. En soutien au nouveau propriétaire se succèdent des pétitions populaires et d'autres émanant de notables locaux. Un tribunal de district donne raison au recourant, mais un procureur du canton – de sinistre mémoire – s'oppose au jugement et provoque le « dépaysement » du dossier vers une autre juridiction. Scandalisés et apitoyés sur le sort réservé à leur nouveau voisin, des citoyens de la commune terminent eux-mêmes la construction de la maison, ce qui place l'exécutif municipal dans un incommensurable état de fureur. La réquisition d'une humiliante expertise psychiatrique à l'endroit de M. Fentener est alors déposée par ce conglomérat d'énervés. Son résultat se révèle bien sûr totalement négatif01. L'épisode se termine par une demande d'expulsion du territoire national de « cet étranger réfractaire aux lois de notre beau pays », pour non respect d'une décision (illégale) de l'autorité municipale. Cette requête, appuyée par des manipulations politiques parfaitement odieuses, aboutit contre toute attente. Elle se concrétise in fine par une grotesque promenade en panier à salade sur les routes de campagne de la région dans le dessein de semer les paparazzi avant l' embarquement de M. Fentener sur une vedette à destination d'Évian.
Se succèdent alors procédures, recours, mises en faillites, ventes et rachats du bien-fonds pour ne trouver un épilogue que vingt-cinq ans plus tard par un jugement invalidant la décision de la municipalité et proclamant, en substance, le projet conforme au règlement en vigueur lors de la délivrance du permis de construire. En guise d'ultime vexation, l'exécution de cette décision judiciaire doit faire l'objet d'une transaction avec la commune pour « frais de procédure ». Anéanti par le diabète, amputé des deux jambes, Monsieur Fentener peut enfin reprendre possession de son bien pour quelque mois avant de devoir repartir pour les Pays-Bas, et y mourir peu après.
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1987

Le congédiement immédiat d'un employé indélicat, me conduit à l'urgente recherche d'un nouveau collaborateur en vue de l'achèvement d'un important complexe d'habitations groupées. Très digne, un monsieur d'une soixantaine d'années se présente pour le poste. Je constate immédiatement sa parfaite maîtrise de la profession issue d'une grande expérience faite de méticulosité, de rigueur et de pondération. Il est rompu aux méthodes de travail actuelles mais aussi à celles d'antan ce qui parfait une qualité de haute polyvalence. Cela en plus d'une large ouverture d'esprit, teintée d'un humour parfois cinglant.
Je l'engage sur le champ.
Il s'acquitte avec grande compétence de sa charge qui s'achève bientôt. Je lui propose alors de rempiler pour la transformation d'une ferme en habitation. Une fois de plus ce monsieur entreprend ce projet avec professionnalisme et le poursuit sans difficulté. Mais je le trouve un peu fatigué, son allant diminué. Le chantier est pratiquement terminé lorsque le maître de l'ouvrage, en proie à un événement imprévu, nous demande une modification du plan. Il s'agit d'aménager un WC dans un réduit sous les combles. Mon collaborateur prend acte de la mission avec une fiévreuse résignation. Je l'informe de la difficulté de l'entreprise ; l'espace est étroit et la pente du toit est prononcée. Lourde insistance de ma part sur le fait de bien relever les mesures sur place et de prendre la peine de dessiner une coupe détaillée. L'affaire se concrétise à satisfaction… en apparence. Le lendemain, je reçois un appel du propriétaire qui m'annonce devoir accéder « à croupetons » au siège de son nouveau lieu d'aisance. Déjà malade mon collaborateur prend acte de son erreur et s'arrange pour la faire corriger sans le moindre frais supplémentaire. faute03.jpg

Il m'annonce alors qu'il est frappé d'un mal qui lui sera hélas bientôt fatal, puis me confesse sa pesante componction au sujet de son erreur, mais qu'heureusement ses facultés d'auto-déculpabilisation se sont beaucoup renforcées depuis quelques décennies.
Et me regardant droit dans les yeux, il me lance :

   — Vous savez, le « déclencheur » de l'Affaire Fentener, c'est moi !




rquad.jpg   FOS © 26 juin 2018

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[01]  Les rieurs déclaraient que le QI de Fentener s'était révélé égal à la somme de ceux de tous les conseillers municipaux.  [ retour ]

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