tnnc.jpg
lgrise.jpg
rquad.jpg


Fée verte

Notes

Frédéric O. Sillig



Un vélo fait défaut à l'appel du soir. Un individu aussi. Le proverbial sens logique du ci-devant sergent-major en déduit qu'il est probable que les absents sont ensemble. Peut-être même superposés. Désertion ? Accident ? Négligence ? Nul ne le sait !

Au juste, il manque une bicyclette d'ordonnance01 No 54102 et un bûcheron timide et pacifique. On donnerait volontiers à ce soldat de milice nommé Hegel – rien à voir avec son illustre homonyme02 – le bon Dieu sans l'ombre d'une confession. Lui qui n'est en outre lesté que d'un banal éthylisme calme et débonnaire ; voilà donc un paroissien tout ce qu'il y a de plus discret.
Onze coups viennent de sonner au clocher voisin. Selon l'explication d'un client de la gargote où d'ordinaire s'agglutinent les bidasses après l'appel, Hegel se trouve pour l'heure dans la cuisine de la ferme Morel dont il a, en fin de journée, aidé l'amodiataire à quelques tâches sylvicoles. Or ce dernier est un bouilleur de cru notoire. On devine la suite. Il faut encore préciser que nous sommes au cœur de la patrie de Henri-Louis Pernod03, soit le berceau de l'absinthe, bien entendu, illégale au milieu des années soixante-dix. Nous devons être en période de distillation à en croire notre accablement quasi permanent provoqué par des effluves de pneus brûlés destinés à désorienter le nez des inspecteurs de la Régie des alcools. Ceux qui « inopinément » patrouillent ces jours-ci dans le secteur. Une expédition est organisée pour aller chercher ce brave Hegel afin de lui éviter une punition, ou tout au plus l'atténuer. Hélas, aujourd'hui, le commandant de la garde, c'est moi ! Hegel est rapidement exfiltré de chez le paysan bouilleur par un duo de fantassins que j'ai choisi parmi les moins rachitiques. Ils ne sont pas trop de deux pour soutenir le bûcheron dans ce pénible retour au bercail. Bien entendu la « fée verte » a fait son œuvre et le vélo est resté chez Morel.
fee01.jpg
Le gymnase d'une école de campagne, dont le sol est tapissé pour l'occasion de quelque cinquante paillasses, abrite le sommeil de la compagnie pour la semaine. La journée a été rude, tout le monde dort. L'imbibé est conduit devant son grabat personnel pour qu'il puisse cuver en paix, au moins jusqu'à la diane. L'ironie d'une petite phrase de l'un des deux argousins réveille le bûcheron de sa torpeur absinthique. Le voilà qui se redresse brusquement en déployant une énergie incroyable et se met à lancer sur les dormeurs tous les objets qui lui tombent sous la main. Tout y passe, croquenots, casques, fusils d'assaut, chaises, bancs et autres éléments mobiliers. Le geste balistique est assorti d'un flot d'épithètes plutôt rabelaisiens et d'onomatopées perçantes. L'entier du campement est réveillé par ce soudain accès de folie. Depuis le corps de garde attenant, j'entend le barouf et j'accours avec les deux sentinelles de faction. Les ex-endormis s'extirpent tant bien que mal de l'enchevêtrement de leurs couvertures d'ordonnance. Certains sont blessés par les projectiles et se manifestent par des hululements surajoutés. Arrive le lieutenant de quart, débraillé, essoufflé le visage contrit. Une bleusaille qui n'a de cesse de trembler devant sa hiérarchie. Terrorisé, il me lance :

   —Il faut vite téléphoner à la gendarmerie ! 

Hilare, je lui réponds :

   —L'armée qui appelle les flics ? On aura tout vu ! 
   —Mais…
   —La garde est là pour ça, non ? 

Voilà maintenant les huit sentinelles du corps qui font spontanément irruption dans la cambuse. Mais aucun n'a visiblement envie d'intervenir au vu de la violence du forcené. Tous, sans exception, se mutent en spectateurs amusés, fuyant mon regard. L'intrépide officier subalterne est déjà parti se réfugier dans son repaire sans demander son reste, ni autre chose d'ailleurs. Alors j'avise Marco, le loup-garou de la compagnie qui, attiré par la castagne, me dévisage d'un œil suppliant. Après une brève consultation, nous parvenons, à nous deux, à ceinturer l'enragé sans grande difficulté. Il ne reste plus qu'à enfermer le sujet dans l'un des deux nouveaux sacs de couchage, que l'intendance a attribué à notre compagnie à titre d'essai. La fermeture à glissière du sac, rempli de son contenu, est maintenant assurée et cadenassée. Vidé de toutes ses forces, le bûcheron s'endort immédiatement. Après un brin de ménage, l'ensemble des trouffions réintègrent rapidement les bras de Morphée.

Il est minuit et demie. Le chantier n'est plus qu'un concert de ronflements. Seule la composante olfactive serait de nature à heurter un éventuel visiteur. Vers deux heures, je retourne dans le gymnase pour voir si tout est calme. En catimini, je traverse la halle afin de procéder à une mesure absolument nécessaire, l'ouverture d'une fenêtre. Derrière mon dos la porte vitrée, que je viens de fermer avec une infinie précaution, explose littéralement. En jaillissent une douzaine de pandores arme au poing. Les néons qui fonctionnent encore ronronnent, clignotent puis s'allument enfin. Les argoulets se répartissent le long d'une travée. Leur chef, les yeux injectés de sang, se met à hurler :

   —Il est où ? 
   —…
   —Il est où, nom de Dieu ?

Cette fois je lui réponds sur un ton badin et apaisé :

   —Ça doit bien faire deux heures qu'il roupille à poings fermés !

Beaucoup se réveillent et se marrent bruyamment, puis se mettent à ironiser sur la dégaine de cette maréchaussée d'opérette, probablement appelée par notre lieutenant sans peur et sans reproches, et qui a mis plus de deux heures pour rappliquer. Quant à moi, je pense immédiatement aux inénarrables et grotesques poursuites des méchants par les « Keystone Cops04 » avec Mack Sennett, Charlie Chaplin ou Abbott et Costello.
fee02.jpg
Un souvenir cocasse pour moi, mais à l'instar de la terrible fin de Verlaine, très révélateur de la raison pour laquelle l'absinthe a été prohibée durant pratiquement un siècle05.


rquad.jpg   FOS © 16 juillet 2021

PRÉCÉDENTE    ACCUEIL    SOMMAIRE    HAUT


picnotes.jpg
[01]  Modèle 1905, de marque Condor.  [ retour ]
[02]  Henri Louis Pernod. Cocréateur avec Daniel-Henri Dubied de la première fabrique d'absinthe à l'aube du XIXe siècle  WIKIPÉDI  [ retour ]
[03]  Georg Wilhelm Friedrich Hegel, (1770-1831) Célèbre philosophe allemand.  WIKIPÉDI  [ retour ]
[04]  Keystone Cops : Policiers burlesques apparaissant dans des films de la compagnie Keystone au début du XXe siècle  WIKIPÉDI  [ retour ]
[05]  nterdite en France de 1915 à 1988, et en Suisse de 1910 à 2005.  [ retour ]





lgrise.jpg

copyright © by frederic o. sillig            info@sillig.net            bio