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Finnoiseries

Notes

Frédéric O. Sillig



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La cousine germaine de mon père, professeur émérite, et titulaire des Palmes académiques, a eu l'idée, qui s'est par ailleurs révélée bonne, d'épouser un Finnois. Un Finnois parlant suédois comme cela se doit en Finlande, dans la bonne société. Un Finnois opticien et lunetier dont le pignon est implanté sur une rue d'Helsingfors qui n'a rien d'obscur. Je dis « Helsingfors » volontairement. Parce que de dire « Helsinki », c'est peuple. Un Finnois qui presque chaque année, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, vient se prosterner à date fixe devant le monument érigé à Territet au bord du Léman et dédié à son vénéré chef le Maréchal Mannerheim. Un Finnois qui s'est manifestement prédestiné à fonder une dynastie puisque au moment où se passe cette histoire les descendants du couple se comptent déjà par dizaines sur trois générations. Trois générations dont les membres se réunissent tous, sans exception tolérée, chaque année pour une orgie d'écrevisses à la sauce à l'aneth, sur la minuscule île familiale perdue parmi des centaines d'autres dans un fjord de la Baltique. C'est ici que je suis pour cette fin de semaine avec mon père et bien entendu mon cousin Knut le Finnois flanqué de deux de ses fils.
Paysage austère mais plein de charme bien que les tons qui passent sereinement de l'argenté à l'anthracite puissent paraître un brin taciturnes. Seules les ombres portées par un soleil très bas différencient une vague courte, une mer lourde, grise, du déchiquètement des côtes continentales. Plus douces sont celles de notre esquif insulaire couvert de trembles qui étouffent pratiquement les bardages de bois résineux de la maison et de son annexe sanitaire dotée de la traditionnelle planche à quatre trous. On n'aperçoit que quelques taches de couleur vives qui surgissent au loin d'un village que l'hiver précoce rattachera bientôt à l'île par la banquise. On me dit que la femme de cinquante ans, maintenant occupée seule à hisser sur le glacis du petit port une barque de deux cents kilos au moins, c'est Helga la gardienne de l'île, laponne et édentée. Elle vit ici toute l'année sans argent et sans apport de nourriture. Elle n'en veut pas. C'est simple, l'hiver, elle fait des trous dans la glace pour pêcher son poisson qu'elle mange avec quelques pommes de terre accumulées dans la réserve qu'elle fait dégeler et cuire dans du papier de journal sous un tas de braises. Pratique.
Pour me remettre du traumatisme causé par l'épreuve que je viens de subir, je tente de me ragaillardir avec la petite collation qui nous est offerte. L'épreuve, c'était un « batsu » dit-on ici, parce que de dire « sauna », c'est peuple. Une épreuve qui pour moi ressemble fort à la phase ablative des soies, dans un bac d'eau bouillante, qui fait suite à l'égorgement d'un porc à la St-Martin. Le menu de cette agape improvisée correspond à ce qui est traditionnel dans ce pays puisque ce qui n'est pas traditionnel ici, est exceptionnel. Le traditionnel est composé uniquement de lachs, autrement dit du saumon. Mais au choix d'une variété infinie de taux de salage différents. Pour ce qui est de l'accompagnement, c'est du dill, en fait de l'aneth, qui tapisse des pommes de terre que l'on peut heureusement obtenir, pour conjurer ce qui pourrait passer pour une certaine monotonie, en des variantes, dont le nombre dépasse l'imagination, en matière de calibrage. La dilution du tout en est assurée par de l'aquavit en général consommée à la « Marskin ryyppy » ce qui veut dire « le coup du maréchal »  – toujours Mannerheim –  à savoir la technique réglementaire du raz-bord-cul-sec. Souvent jusqu'à assujettissement du buveur à la loi de Newton.
Mais voilà, à tous seigneurs tous honneurs. Nous autres, visiteurs exotiques, nous avons droit à de l'aquavit de premier choix avec des glaçons. Nous avons droit à du pain. Nous avons droit à du graved lachs, saumon ayant subi un traitement de marinade savante et proprement secrète pour chaque grand-mère qui se respecte. En résultante, un festin. Un festin en position assise sur un muret dans un endroit un peu gris mais parfaitement idyllique ! Nous autres, béotiens du sud, sommes toujours, apprend-t-on, frappés d'un déficit d'équipement. Il nous manque des couverts ou plus exactement des couteaux pour couper ; le reste de la manipulation nourricière se fait à la main. Nous voici tous condamnés au partage des instruments que les autochtones initiés sortent mécaniquement de leur gousset. D'un geste théâtral, mon cousin Knut me tend le grand couteau de poche au manche de bois extrêment patiné qu'il vient de déplier avec un brin de malice dans les yeux. Je me mets à procéder avec application à l'ordonnancement du graved lachs sur ma tranche de pain tout en nivelant du plat de la lame les amas de saumon qui menacent de basculer sur mes genoux. Voici que je suis invité à tendre mon verre pour une nouvelle rasade d'aquavit. Ce à quoi je m'exécute après avoir posé sur le muret cette version nordique du classique Opinel. Le « Marskin ryyppy » accompli dans les règles, je m'attaque à ma tartine de luxe. La voix de mon cousin Knut interrompt ma sublime ribote :

     — Freeedriccckk, pourrais-tu me rendre mon couteau s'il te plaît ?
     — Mais bien sûr ! Excuse-moi, c'est tellement bon que...
     — Oui je comprends, mais tu sais, j'y tiens... je l'ai depuis toujours, c'est un peu un souvenir...
     — Ah ?
     — ... et un talisman aussi !
     — Ah bon ?
     — Pendant la guerre, c'est avec lui que j'égorgeais les Russes !
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rquad.jpg   FOS © 28 août 2007

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