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Monsieur Guillaume

Notes

Frédéric O. Sillig



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Monsieur Guillaume est magasinier. Chez un grossiste de la place spécialisé dans l'importation de denrées coloniales. Il m'arrive de partager l'apéritif du soir avec lui dans le caboulot qui jouxte mes nouveaux quartiers. Entre deux rasades, il m'explique en détail les heurs de son travail quotidien. Sucre, thé, vanille, tequila, café, riz, rhum, cacao, noix de coco, manioc, nous parcourrons la surface du globe en commentant la provenance des différents produits, leurs insolites contenants et parfois leurs habitants, reptiles ou insectes divers. Mon compère me signifie qu'il n'est pas rare de devoir, sur son lieu de travail, décréter une période de chômage technique dans l'attente d'un spécialiste du terrarium local appelé en urgence pour instrumenter le comportement de tel ou tel animal. La palme est détenue par une araignée sortie un jour d'une caisse contenant des bouteilles de tequila. Une « veuve noire » mexicaine authentique01. Apparition qui justifierait probablement, à l'heure où j'écris ce récit, l'installation d'une cellule psychologique ; mais à l'époque de Pompidou, nous n'en sommes pas encore là. Pour Monsieur Guillaume, ces enviables voyages exotiques ne se limitent sous l'angle matériel qu'aux rayonnages de son entrepôt, ce qui ne lui procure visiblement aucune amertume.
La mission de notre magasinier consiste aussi à faire imprimer des étiquettes, spécialement conçues par un artiste maison, à coller sur des boîtes de conserve de légumes de gamme très industrielle et de manufacture tristement générique. Il s'agit de polychromes au graphisme volontairement désuet et infantilisant, censé concéder au produit une vocation domestico-artisanle incarnée par la prétendue Grand-Mère qui en vante les mérites. Ces boîtes au prix plus que doublé sont destinées à être vendues dans un magasin alluré du centre ville dont la clientèle féminine se distingue à l'heure du thé par une uniforme verticalité de l'auriculaire.
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Monsieur Guillaume a bien entendu une vie privée. Une vie privée qu'il consacre dix mois par an exclusivement à son épouse handicapée. Mais dès la fonte des neiges, il se voue corps et âme à sa passion. Les morilles, la cueillette des morilles. Une satisfaction, un plaisir, un sacerdoce, une religion ? Une nécessité élémentaire ! Une coaction physiologique ! 
Tous les emplacements de pousse qu'il connaît sont répertoriés sur des cartes d'état-major au 1:25 000. Des fiches où figurent la date d'éclosion sont établies et amendées chaque année en fonction des différentes périodes idoines d'assolement biennal ou triennal. Des éléments prospectifs sont fixés pour les lieux potentiellement favorables aux surgeons. Des parcours de vérification et de prospection sont élaborés avec soin. Ils diffèrent bien entendu des itinéraires de récolte qui sont pratiqués à des heures différentes de la journée. Dans leur ensemble, ces cheminements sont assortis de voies de dégagement en cas de filature. L'abondante documentation très secrète qui résulte de tout cela est placée dans un endroit confidentiel, connu des seuls héritiers désignés. Il est vrai qu'en saison, chaque jour, la récolte est pléthorique et fort intéressante au plan qualitatif. Ce qui entraîne qu'évidemment, la renommée du personnage est considérable dans un rayon pleinement supranational. À tel point que plusieurs associations régionales de mycologues se sont regroupées pour créer, à l'occasion des quarante ans d'activité de notre homme, un prix ou une distinction qui lui est décernée sous forme de la réplique d'une véritable morille en or 18 carat sertie sur un socle de bois précieux.
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Mais un jour cette réputation sort du cadre de la vie privée pour devenir professionnelle. La société d'import-export qui emploie Monsieur Guillaume a vent de ses compétences. Elle veut bien entendu les exploiter à son avantage tout en faisant passer cette expédience, aux yeux de l'intéressé, pour l'octroi d'une grande faveur. Une promotion. Une promotion sociale. Les conditions plus qu'avantageuses de cueillette du roi des champignons dans certains pays émergeants conjuguées à la perspective de l'ouverture d'un marché prospère au niveau continental induisent une mission spéciale de prospection; confiée à Monsieur Guillaume. Muni d'un passeport tout neuf, de tous les visas et lettres de recommandations souhaités, le voilà qui s'envole bientôt pour Islamabad, la très nouvelle capitale du Pakistan02 à partir de laquelle on doit le conduire sur les sites de récolte de morilles tous proches, sans quitter le plateau du Pothohar sur laquelle la ville a été construite. Le voyage et l'accueil sur place se passent au mieux. Mis à part une petit problème qui aurait pu devenir diplomatique. Il se trouve que Monsieur Guillaume est très soucieux de son statut de citoyen d'un État de droit et de celui de la souveraineté de sa personne qui en découle, ce, en tous lieux de la planète et probablement de l'univers. Or la confiscation, même momentanée, de son passeport et son billet d'avion par un hôtelier, que ce soit César Ritz, Conrad Hilton ou un autre, lui est parfaitement insupportable. Il faut quelques appels à l'ambassade de sa chère patrie et la caution formelle de l'ambassadeur en personne pour que ces documents lui soient exceptionnellement restitués pour la durée de son séjour. Inutile de préciser que les papiers en questions ne doivent plus sous aucun prétexte quitter sa personne.
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Outre ces deux symboles de liberté absolue, il emporte dans le 4x4 qui l'emmène sur les sites fongipares son fameux opinel à champignons qui lui permet de couper net la morille à sa base sans en endommager le pied qui devra produire à futur d'autres exemplaires du précieux ascomycète. Cet accessoire est équipé d'une brosse artisanalement greffée sur le manche du pliable03 qui sert à brosser délicatement le champignon tenu avec deux doigts pour éviter de le nettoyer à l'eau, ce qui, pour un mycologue, est un sacrilège consommé. Une pince à épiler est insérée dans une cavité du manche du canif en vue des opérations les plus délicates dont je n'ai pas la moindre idée. Un filet à provisions de chanvre étrésillonné par deux cercles rigides de fil électrique fait partie de son matériel de poche restante afin d'éviter le recours au récipients de papier ou plastique qui amorcent une fermentation précoce de la récolte. Par l'intermédiaire de l'interprète qui a été mis à sa disposition, Monsieur Guillaume, installé à l'arrière de la Land-Rover, prend connaissance avec intérêt des particularités du climat, de la végétation et des ressources pedologiques de la région qu'il traverse. Pour l'heure, il a du mal à cacher sa hâte d'arriver dans un environnement plus sylvestre propice à l'émergence de l'objet de son voyage. Mais au loin, il aperçoit bientôt des personnages coiffées d'un curieux couvre-chef qui se livrent à un ballet caractérisé par un déhanchement inhabituel. Ils sont posés comme des pions sur une surface immense d'une couleur foncée, d'un aspect qui lui est totalement étranger. La focale progressive que procure l'approche du véhicule lui permet de réaliser que les personnages en question sont en train de faucher. Quelques mètres de plus lui laissent comprendre qu'ici on fauche… des morilles.
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Sans descendre de la « Land » il exige d'être reconduit immédiatement à l'aéroport sans passage par son hôtel. Par bonheur, l'avion en partance pour Francfort le matin même dispose d'une demi-douzaine de places libres. Ce qui permet à Monsieur Gullaume de se remettre, sans délai, à poursuivre jusqu'à la retraite proche, sa carrière de magasinier.
La valise, restée à l'hôtel, est rapatriée dès le lendemain par les soins de l'ambassade.


rquad.jpg   FOS © 19 avril 2009

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[01]  L'araignée la plus dangereuse, toxique et venimeuse. Sa présence à Guadalajara au Mexique est légendaire. [ retour ]
[02]  Ville nouvelle créée pour devenir en 1967 la capitale du Pakistan en remplacement de Karachi. [ retour ]
[03]  Depuis, un couteau à champignons de ce type figure au catalogue des marques Opinel, Laguiole, Maserin et bien d'autres. Mais on connaît pas leur source d'inspiration. Monsieur Guillaume peut-être ? [ retour ]

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