tnnc.jpg
lgrise.jpg
rquad.jpg


Jazzitude

Notes

Frédéric O. Sillig



jazz01.jpg
   —  He shows to the public nothing but he's able to do01.

C'est ce que Dexter Gordon me dit du « professionnel » à l'inverse de « l'amateur », alors que tremblant de peur, je lui dis appartenir à la seconde catégorie. Ce, juste avant de passer ce qui devait ressembler à une audition déguisée. Un stratagème d'un ami percussionniste02 qui débouchera pour moi sur un engagement dans la formation de ce grand saxophoniste au fameux Montmartre Jazz Club pour toute la durée de mon séjour à Copenhague.

Qu'en reste-t-il ? Un souvenir...

Quelques mois plus tard, la défaillance d'un guitariste me propulse au sein du quartet du pianiste Henri Chaix qui doit ces jours-ci servir de support rythmique et harmonique à Ben Webster en personne. Me voici à côté d'un dieu sur l'Olympe du saxophone et du Swing. Pratiquement pas de contact verbal avec le géant du ténor mais un sentiment de légèreté, de facilité et de décontraction au détriment du trac apocalyptique qui aurait été de mise en regard de la proximité immédiate de cette légende vivante.

     — Go on boy , go on ! ... you've a very... very... very good drive ! 03.

C'est le seul propos que je l'ai entendu m'adresser avant de monter dans un taxi pour disparaître à tout jamais de mon univers tangible. Mais je sais que je dois ce compliment à la stricte application du précepte de Dexter qui m'a accompagné durant toute mon existence en marge de toutes les activités que j'ai exercées et continue de m'inspirer de manière universelle.

Qu'en reste-t-il ? Un souvenir...
jazz02.jpg
Ces historiettes illustrent mes deux seules incursions à titre professionnel dans le monde du bop ou du swing après un bref passage dans le Rythm & Blues dû à ma rencontre avec le déjà fameux impresario Willy Leiser. Un très bref passage au cours duquel ne m'a pas été offerte l'occasion de jouer avec John Lee Hooker mais le hasard a voulu que je passe sur la même scène quelques soirs de suite. Mon ampli était défaillant, il m'a très gentiment prêté le sien tout en me gratifiant de grandes théories fumeuses mais péremptoires sur le choix de ces appareils qui prenaient parfois la tournure d'une étude comparative sur différents modèles chaudières à mazout. C'est Otis Spann qui m'a le plus apporté sur le plan purement musical en m'initiant, avec un paternalisme discret, aux trésors insoupçonnés du blues en huit mesures tout en fustigeant ma pauvre modestie tétanisée de devoir jouer à l'ombre de son piano; une place toute chaude, occupée encore récemment par Muddy Waters, B.B. King ou Buddy Guy. Vertigineux. Par contre, son demi-frère John Len Chatman, « Memphis Slim » pour le public, que je rejoignais à Paris quelques semaines plus tard, m'initia lui aux brusques changements de tempo mais aussi à la consommation intensive de pieds de porc à la bière. Pour mon initiation au Bourbon, c'est Jack Dupree qui s'en est chargé de manière experte et prolongée au gré de nombre de concerts assumés ensemble parfois avec bien du mal à en cacher les excès préliminaires. Mais de loin le plus émouvant pour moi, c'est d'avoir été le tout dernier guitariste à servir le talent de Curtis Jones, peu de temps avant sa mort. Trouble Blues, Lonesome Bedroom Blues étaient les thèmes fétiches de ce pianiste et chanteur moins connu du grand public que les précédents mais qui fait figure de pionnier et de géant chez les spécialistes du monde du blues à l'égal de Big Bill Broonzy et de Blind Lemon Jefferson. Je me souviens qu'il m'expliquait avec tristesse son incommensurable paresse, qui lui a fait se tourner vers le piano au détriment de la guitare trop encombrante à transporter, mais qui lui a valu aussi les quelques misérables dollars qu'il avait accepté pour solde de tout compte en renoncement à ses droits lors de l'édition de ses albums qui furent par la suite les plus vendus. « I'm a lazy man » me disait-il.

Qu'en reste-t-il ? Un souvenir...

Blue Horizon. Tout commence par ce thème sorti du poste de radio familial carrossé de bois entre deux insipides rengaines serinées par Tino Rossi, Jacqueline François ou André Claveau. Un son de clarinette prodigieux, qui tombe dans l'oreille du gosse de six ans que j'étais et, passés les étages de l'ouie, s'est immédiatement inscrit comme une endémie dans le tréfonds de mon individualité. Quatre minutes et vingt-quatre secondes pour devenir un jazzman. Un « cat » disait-on à Harlem. Sans savoir pourquoi le patronyme de « Bechet » n'est pas doté d'un accent aigu, j'ai dû admettre que ce blues, par ailleurs légendaire, avait transformé mon existence. Suivirent plus tard, alors que mes juvéniles condisciples de rencontre se branchaient tous sur « SALUT LES COPAINS », les débuts de nuits sous l'édredon, à écouter « POUR CEUX QUI AIMENT LE JAZZ » le transistor gris clair collé à l'oreille. Sans savoir que le transistor gris en question, un BRAUN T3 dessiné par Dieter Rams, allait finir au MoMA04.. Sans savoir que le mythique indicatif de l'émission de Ténot et Philipachi avait été enregistré à quelques dizaines de mètres du lieu où, trois jours avant mon 12ème Noël, je dormais paisiblement, rue Jacob, probablement après la lecture d'un « Bob Morane » 05.. Ce furent ensuite les milliers d'heures d'écoute de disques dans le Hot-Club, un brin sectaire au demeurant, qui fut le berceau du jazz helvétique; ce furent aussi les interminables jam-sessions puis mon adhésion au Hot-Club de France de Panassié qui emboîta le pas à mon entrée dans ma première formation amateur.

Qu'en reste-t-il ? Un souvenir...
jazz03.jpg
En effet, que reste-t-il de cet envoûtement viscéral ? De cette galaxie traversée sans m'arrêter, comme un voyageur de commerce une ville de province pour se rendre vers d'autres passions qui étaient parfois aussi des contraintes ? D'une alternance de frustration ou de désespoir et d'émotions chargées de joies intenses ? D'une perpétuelle douche écossaise sous laquelle se succédaient les prémisses d'un réel talent attestées par les réactions de véritables autochtones du monde du jazz et les rancœurs dues à d'importantes lacunes techniques qui auraient pu être comblées plus tôt et avec un acharnement moins émoussé par d'autres frénésies dévorantes ou obligations existentielles ? Ou alors des regrets de n'appartenir qu'à la race blanche rapidement tempérés par le spectacle des manifestations xénophobes et plus tard par le discours des principaux anthropologues qui nie toute implication des caractéristiques raciales sur des discriminants qui se rapportent à la créativité ? 
A tout cela s'ajoutent les doutes sur la pérennité de ce moyen d'expression de spécificité ethnique vers un dégénérescent destin planétaire accompagné de la crainte de se retrouver sur l'île déserte des derniers intégristes d'un dogme suranné. De même que l'obsession de voir l'objet de joies intenses des nuits sixtiesiennes passées au Blue Note et au Club St-Germain érodés par les conflits de chapelle, les élitismes de façade, ou par les panurgéens phénomènes de modes devenus purement mercantiles. S'additionne enfin à titre personnel, la difficulté de quête de partenaires imbus de la même sensibilité aux même styles musicaux afin de partager une passion présumée commune tout en voulant éviter un trop important déphasage au plan des niveaux techniques respectifs.
Mais au bout du compte, voilà que triomphe la conscience que le jazz n'est pas une musique mais une manière de jouer de la musique06. En quelque sorte l'accent par rapport à une langue ou un dialecte. Et que c'est ce seul élément qui est porteur de sa spécificité parmi les autres moyens d'expression musicaux. Ce seul élément qui fera la différence essentielle entre le même triolet joué par Maurice André ou par Miles Davis et qui pourrait s'illustrer d'un parallèle grotesque qui consisterait à comparer les lectures d'un texte de Pagnol par Raimu et par Karl Lagerfeld. Il semble évident qu'en dépit des modes et des impératifs commerciaux la substance de l'expression noire américaine est encore pérenne sous toutes les formes extérieures de musique populaire, y compris le Hip Hop, et qu'en revanche elle disparaît progressivement de ses formes plus européennes à tendance académique et codifiée dont certaines, pseudo élitistes au point de ne plus mériter leur dénomination de référence. Rassurant aussi de constater que cette substance est toujours transmissible, et partagée, elle peut faire l'objet d'échanges intenses entre ses adeptes à l'image de ceux transmis par le genou d'une jeune inconnue, un soir assise à côté de moi le temps d'un remarquable concert du trio de Tommy Flanagan, qui dès la dernière note s'est replongée dans la nuit de l'anonymat. Mais ces trésors sont-ils réservés à des élus, aux seuls initiés ? Que nenni ! C'est en forgeant qu'on devient... ou mieux : « Tu connais la recette ? », ce que fut la réaction d'un éphémère camarade musicien amateur à qui je reprochais une certaine rigidité et un manque patent de swing. Je lui ai alors conseillé de se procurer la version du 14 janvier 1925 du St-Louis Blues07. de Bessie Smith et de se la jouer 1000 fois au minimum, même si la première centaine de passages risquait d'être pratiquement inaudible à ses oreilles. Les racines... De tout cela...

Qu'en reste-t-il ? 

En tous les cas, il en reste une dernière conclusion purement humaine celle-ci, qui fait suite à ma mise en présence par la musique de nombre de célébrités de tous grades et de tous acabits : Modestie, appui et soutien chez les géants, arrogance, prétention et écrasement chez les nains.
Et de ce passage éclair mais intense au travers de cette nébuleuse, ce, en dehors de ma rencontre quasi onirique avec Louis Armstrong08. ou celles surprenantes avec Ray Brown09. ou Count Basie10. déjà évoquées,

Qu'en reste-t-il ? 

Un gamin tremblant d'émotion qui tient une main qui a jadis serré celle d'Al Capone. (Celle de Mezz Mezzrow.)

Le moteur survolté d'un vibraphone mais à 110 seulement, qu'il a fallu adapter aux 220 volts de la vieille Europe en quelques minutes avant le concert sous l'œil inquiet du gaucher Billy Mackel.
(Le vibraphone de Lionel Hampton)

L'initiation aux joies de la fondue savoyarde d'un élève de Nadia Boulanger qui n'a jamais jusqu'à aujourd'hui pu prononcer ce mot différemment que « fondioue » (Quincy Jones).

Une de mes nuits chaotiques à oeuvrer pour un minuscule cacheton dans une minable boîte à strip-tease, brusquement chaperonnée d'un percussionniste improvisé sorti du public et dont j'ignorais totalement le nom et même l'existence. (Ray Baretto).

La note de pressing du tapis de ma chambre, rue Jacob, toute voisine du Club St-Germain, où venait, certains matins hésitants, se réfugier un grand batteur. (Kenny Clarke)

La vive confortation, par un grand trompettiste, dans ma haine des tempos rapides inexpressifs et démonstratoires... sans savoir que nos mariages respectifs allaient faire de nous... des cousins. (Bill Coleman)

Les heures passées, accoudé à un bar à whisky avec une légende du sax ténor sans avoir réussi à lui faire parler d'autre chose que des caractéristiques des différents modèles de « Ford Mustang ». (Coleman Hawkins).

Moultes souvenirs de soirées de jam-sessions ou simplement animées de palabres et de libations avec des Lucky Thompson, Dizzy Gillespie, Tommy Flanagan, Jimmy Woode, Mickey Baker, Monty Alexander, Ray Brown, Clark Terry, Georges Mraz, Earl Hines, Tiny Grimes, Buck Clayton, et tant d'autres sans oublier de véritables liens d'amitiés noués avec le très regretté Oliver Jackson.
jazz04.jpg


rquad.jpg   FOS © 23 septembre 2008

PRÉCÉDENTE    ACCUEIL    SOMMAIRE    HAUT


picnotes.jpg
[01]  Il ne montre au public que ce qu'il sait faire.  [ retour ]
[02]  Oliver Jackson.  [ retour ]
[03]  Continue, mon garçon, tu as un très très bon drive !  [ retour ]
[04]  Museum of Modern Art New York.  [ retour ]
[05]  Dans la fiction, également voisin de quelque dizaines de mètres, bien avant que Jacques Chirac ne s'installe exactement à la même adresse, mais cette fois dans la réalité.  [ retour ]
[06]  Concept déjà évoqué dans les années 20 par le fameux Jelly-Roll Morton.  [ retour ]
[07]  Columbia 14064-D New York le 14.1.1925 St-Louis Blues Bessie Smith accompagnée par un jeune talent déjà célèbre, Louis Armstrong.  [ retour ]
[08]   Lui  [ retour ]
[09]  La hauteur est basse  [ retour ]
[10]  Pep  [ retour ]

lgrise.jpg

copyright © by frederic o. sillig            info@sillig.net            bio