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Joseph

Notes

Frédéric O. Sillig



Mon ami Charles me présente Joseph, son éducateur. Celui-là même qui, voilà quelques décennies, l'avait pris en charge à son entrée dans l'orphelinat d'un funeste morceau d'enfance. Mais le vénéré pygmalion est monté en grade depuis, puisqu'il est devenu « Monsieur le Curé ». Et pas n'importe lequel puisqu'il a, semble-t-il, une conception particulière de l'exercice de son saint Ministère. Une conception qui par ailleurs incite son évêque à bien choisir les paroisses qu'il lui attribue. Ce qui se résume à le placer dans des endroits peu voyants de la bien-pensance. Pour l'heure Joseph détient la cure d'un quartier plutôt chaud de la cité dite de Calvin, un statut chargé d'un double paradoxe qui ne saurait troubler notre atypique ecclésiastique. Son action ici est de soulager les âmes en peine et de compenser les ravages de l'existence en hébergeant dans sa maison – qui est aussi celle de Dieu – des créatures dont l'ancienneté de la profession est positivement légendaire. Ce qui lui vaut, très vite, d'une part, le sobriquet de « Curé des putes » et de l'autre, l'amitié indéfectible de sa voisine Griselidis Réal01. Inutile de dire que je suis particulièrement ravi de faire la connaissance de cet étonnant personnage. La soirée se passe dans une ambiance détendue teintée de nostalgie et surtout dominée par l'onction d'excellents produits viticoles.
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Les années passent. Charles a un fils en bas âge, moi aussi. À la faveur d'une chaude journée de juillet, mon épouse Danièle se prévaut de la bonne idée d'emmener les deux jeunes garnements à la piscine communale. À l'heure du déjeuner, une colonie d'enfants du même âge s'agitent autour du bassin, cornaquée par un inconnu ventripotent qui, de manière inopinée, s'approche de la serviette du trio et désigne du doigt le petit compagnon de mon fils :

   — Toi, tu es le fils de Charles ! 

Sidération !... Mystification !... Les deux enfants ignorent totalement qui est cet énergumène à qui Danièle demande par quel miracle il a pu découvrir la filiation d'un enfant qui vit dans une région fort éloignée et qu'il n'a en principe jamais vu.

   — Les voies du Seigneur sont impénétrables !…

Ce sera l'unique réponse du personnage qui se présente comme récemment nommé responsable de la paroisse de la ville voisine. C'est l'abbé Joseph ! 
La remise en mémoire de mon ancienne description de ce curieux ratichon, qui remonte à une dizaine d'années, provoque chez Danièle un élan de sympathie immédiat et presque irrépressible... Un sentiment qui, aussitôt, induit une invitation à la maison pour le dîner du lendemain. Par pure convivialité, mais aussi dans le but de me mystifier à mon tour. « Devine qui vient dîner ce soir…. etc.». De surcroît, la récente lecture du « Noir est une Couleur » de Griselidis Réal, a sans aucun doute rendu mon épouse encore plus sensible au magnétisme de ce révérend en maillot de bain.
Un viatique sous la forme d'un pot de miel se transforme en offrande à l'occasion de nos retrouvailles du lendemain autour d'un ailloli digne de la Mère Besson02.
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Notre hôte se souvient très bien de mes qualités d'agnostique invétéré et de « bouffeur de curé », selon l'expression de son illustre confrère Henri Grouès03. Il sait parfaitement que ma construction génétique est fondée sur l'esquive de l'emprise jésuitique, plus tard, de la Règle augustinienne et qu'aucune démarche ne me fera intégrer la voie que le Seigneur a tracée pour lui et ses pairs. En revanche son habileté m'entraîne sur les valeurs sublimées par cette trajectoire et leur concrétisation auxquelles il s'efforce de parvenir. L'énumération des multiples activités qu'il exerce au sein de sa paroisse me fait comprendre que ses propres réalités n'ont rien de commun avec une posture psalmodique ou contemplative. Gérant de crèche, amuseur privé, parfois public, éducateur des bonnes manières, psychologue amateur, libraire d'occasion, gardien de progéniture, sexologue laïque, alphabétiseur, panseur de misère, conseiller conjugal, jardinier, puériculteur, banquier de micro-crédit, en plus de diseur de messe, haute ou basse. De là, on peut imaginer les raisons du célibat imposé aux prêtres et observer que la disparition progressive de la soutane engendre une augmentation exponentielle des budgets sociaux des collectivités. Non content de faire le bien dans une ville d'un pays nanti, notre curé profite des vacances que lui accorde son empourpré d'employeur pour dispenser, sa charité en Inde, dans un village de la région du Bihâr qu'il a pris sous son aile.
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Les visites de l'abbé se sont échelonnées chez moi jusqu'à sa mutation, peu avant sa mort, dans une région lointaine. Les dernières ont révélé une certaine fatigue, peu à peu transformée en désespoir.

   — Ils me font tous chier ! (sic)

En recueillant la rancœur de ce pauvre Joseph et ses aveux de prétendue mais sincère culpabilité, j'ai pu le rassurer sur bien des points matériels et intemporels bien avant de réaliser que c'était la première fois – et probablement la dernière – que je confessais un curé.

Ite missa est !


rquad.jpg   FOS © 28 février 2015

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[01]  Écrivain, peintre et prostituée genevoise.  WIKIPÉDI  [ retour ]
[02]  Cuisinière cannoise célèbre pour ses ailloilis. Son bouchon fondé en 1959 lui a survécu, il est devenu un must.  [ retour ]
[03]  L'abbé Pierre (1912-2007)  WIKIPÉDI  [ retour ]

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