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La 565

Notes

Frédéric O. Sillig



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Des verres épais arrimés par une monture discrète à une péninsule de courbure constante. Une houle de cheveux argentés d'une parfaite ordonnance. Un regard qui devient diffus dès qu'il se défocalise du tiroir-caisse. Un patronyme non-répudié fait des trois premières lettres d'une désignation qui, moins de dix ans plus tôt en terre germanophone, documentait avec ignominie sur fond jaune, bon nombre de poitrines. Un célibat choisi ou subi mais dépourvu de toute orientation visible. Un accent yiddish à couper à la hache. Des déplacements suburbains assurés par un fameux tricycle à moteur; paradoxalement celui dont l'habitacle de plexiglas confesse une marque01 qui fut le fleuron de la Luftwaffe de Goering et accessoirement l'employeur de Georges Marchais02.
C'est le coiffeur de ma petite enfance dont on ignore tout de l'errance et des probables tourments qui ont dû précéder l'installation de son échoppe. Mais à l'instar de Benjamin Franklin, rien ne lui a, semble-t-il, fait renoncer à un quelconque attribut susceptible de capter la haine d'une partie de ses presque semblables.
Sous une lumière de salle de billard, il virevolte en blouse blanche, ceinture à boucle de l'immédiat après guerre, poches à soufflets dont dépasse un peu du manche de l'immuable balayette à portrait. Un souci permanent de théâtralisation de son ministère lui dicte une gestique de jongleur de chapiteau pour conduire le bal des différents vaporisateurs chromés qui crachotent tous le même liquide parfumé à la guimauve ou à l'héliotrope. Une fougue qui tranche curieusement avec la gravité rabbinique du liminaire manivellement de l'appuie-tête à rouleaux. Le murmure de satisfaction surfaite lorsqu'il actionne, en guise de point d'orgue, le tournet qui fait pivoter après chaque client le placet du fauteuil, lui est redevable de la même préoccupation. De même que la majesté dont il fait preuve lorsqu'il drape ses provisoires sujets à l'aide de ces étoles à boutons pression qui entravent si bien les mouvements des bras, surtout lorsqu'il s'agit de se gratter le nez après une taille de frange. Sans oublier le traditionnel coup de rétroviseur de fin de séance qu'il passe en panoramique à une vitesse commerciale derrière la nuque des nouveaux élagués. Enfin, lorsque échoit l'option suprême du biseautage des favoris, il s'en enquiert avec une retenue à la mesure de l'intimité des préférences du pénitent, immédiatement cautionnées dans un souffle par une approbation normatrice. Tout cela au son d'une petite musique de jour animée par l'alternance du froissement des collerettes de papier de soie – probablement récupérées – qui rougissent la base du cou, de la stridulation des lames des ciseaux calquée sur le rythme de la valse à trois temps, du râle des tondeuses à têtes interchangeables, du clichement du fil du rasoir sur le cuir et parfois de l'indécente sibilance du clystère à gomina. Un rituel qui se déroule devant un mur de flacons, lotions et shampooings de marché captif, introuvables en droguerie, alignés sur des rayons de verre devant des miroirs multiplicateurs d'image. D'où une réflexion plurielle de piles informes de magazines éculés, défraîchis, au contenu peu ardu défiés par les publications dites masculines obliquement re-houssées de couvertures banalisées et placées ici en un lieu signalisé, mais tenu secret, au strict usage des polichinelles. C'est le double tintement de la porte de sortie, toujours fermée avec déférence par les soins de l'officiant, suivant de près celui du tiroir-caisse à compartiment défiscalisé, qui clôt cette immuable liturgie.
Voilà pour la partie émergeante de l'iceberg puisque c'est de l'arrière boutique dont recèle la véritable nature du personnage... Un musicien ! En fait, ce lieu est aménagée en salon cossu et lumineux d'une certaine tradition bourgeoise qui a du mal à quitter le XIX ème siècle avec force tentures chamarrées et foison de plantes grasses, lui donnant ainsi un relent d'exotisme encaustiqué. C'est là que trône l'instrument du barbier... Un orgue ! Ce qu'on appelle un petit orgue mais qui accuse bien ses trois mètres de haut à la faveur de la double hauteur de la pièce03. Tuyaux, double clavier, pédalier suspendu, tirasses, soufflet et moteur, tout y est. Chaque jour dès le départ du dernier tondu, notre homme se rue sur sa console pour se livrer, comme par délivrance du joug de sa mission capillaire, à quelque gymnastique préliminaire des phalanges avant d'entamer son morceau favori, son morceau fétiche. La toccata et fugue en ré mineur BWV 565 de Johann Sébastien Bach. Un chef d'œuvre considérable en soi, mais dont l'originalité du choix comme pièce de prédilection n'en est pas vraiment un.
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Le début du récital journalier correspond exactement à l'heure de la fermeture de l'étude d'avocat de l'étage en dessus qui a la chance d'être fixe, attendu qu'après le banal exercice du barreau, le Maître des lieux officie comme ténor à une tribune socialiste en alternance à des activités plus libatoires, visiblement pour tromper une rancœur issue de ses déboires conjugaux. Il semble que cet étage de bureaux fasse office de tampon acoustique pour les locataires des niveaux supérieurs qui ne semblent pas affectés par ce tonitruant quotidien musical. Au sud, notre salle de concert donne sur un vaste square qui est le théâtre des jeux, calmes ou violents, de deux ou trois douzaines d'enfants du quartier de tous âges, particulièrement férus de football. Nous autres. Ce, à une époque où les ballons étaient encore de cuir marron, dont la valve était protégée par un laçage grossier grevant souvent de manière importante la rotondité de l'accessoire, d'où une constante imprécision des frappes des Kopa04 en herbe. Seul rempart entre la « Kapelle » et le « stade », un voilage hideusement ouvragé derrière une grande verrière constituée de quatre rangées de neuf ou dix carreaux de la taille d'un vantail de guichet insérés dans un châssis de fines listes de bois à feuillures garnies de mastic.
Selon l'expression consacrée, arrive ce qui devait arriver.
Le fracas du carreau provoque l'éruption instantanée du Figaro de son cratère musical. Il prend spontanément le soin de mettre en scène son intervention par des hurlements ponctués de soupirs expressifs. Bras levés au ciel, une interminable alternance de gémissements misérabilistes et de sentences accusatoires.

     — Zales kamins, fous le vaites exbrès !... Et buis che zais gue z'est fous qui afez mis un ezzaim de kêpes tans mon féhicule !... Zales kamins !... Che le zais !... Fous ferrez, che fais abbeler la boliiiiiice ! 

Dont acte. L'agent qui nous est enfin missionné par le commissariat central est surnommé « Tournevis ». Dieu seul sait pourquoi. Mais ce que l'on ignore pas, c'est que son affectation officielle à la police municipale est faite du contrôle sanitaire des laiteries et de celui des médailles de chiens, cela pour manque chronique de générosité dans la distribution des procès-verbaux. Pour ce qui nous concerne, il se montre également toujours conciliant; il lui arrive même d'achever sa mission apaisante par un petit quart d'heure de partie de ballon avec ses jeunes justiciables. Ce qui lui évite de rentrer à sa base, comme ses collègues, le képi éventré par un coup de canif, ou sans képi du tout. Mais cette fois, il réussit tout de même à nous convaincre que le carreau doit être remplacé à nos frais. Une collecte est organisée sur la base du devis de l'un des deux vitriers locaux. Un artisan amateur est désigné en la personne du plus âgé d'entre nous. Et voilà le premier carreau remplacé sans problème. Une semaine plus tard, le deuxième aussi. Le troisième itou. En dépit de la dépense, nous remarquons qu'à chaque fois la prestation théâtrale récursive de notre organiste est tout aussi jubilatoire que nos joutes balistiques, sinon davantage.
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Maintenant nous en sommes à tirer au sort l'élu qui va pouvoir frapper le ballon en visant le carreau désigné, objectif assujetti à un système de pari destiné à financer l'inexorable bris de glace. La découverte en proche banlieue d'un masure désaffectée aux nombreuses fenêtres intactes ainsi que celle d'une molette de vitrier ont un effet densificatoire sur nos interventions contre la verrière, sans toutefois atténuer la verve dramaturgique du coiffeur. Seule la trêve estivale apporte un peu de répit à notre victime, au gré des départs en vacances des potaches. Mais c'est de ce repos que jaillit de l'esprit de l'un d'entre nous l'idée maîtresse du dispositif, de la construction suprême qui va devenir le bouquet final de notre insolente relation de voisinage. Sa mise en oeuvre est entreprise dès les premiers jours de la rentrée par une banale réédition d'une frappe dans la verrière en début d'après-midi. Ce qui donne le temps à notre vitrier de fortune de remplacer avant le soir le carreau brisé avec la célérité que lui confère la routine acquise mais... en prenant soin de retirer, à l'aide d'une pince spécialement conçue à cet effet, toutes les pointes de vitrier qu'il avait lui même enfoncées depuis quatre mois, laissant au verre pour seul appui mécanique le cordon de mastic à l'huile de lin, desséché par le soleil de juillet.
Et l'attente commence. L'attente de la fin de la journée. L'attente de la fermeture du salon de coiffure. L'attente du départ de l'avocat du dessus. L'attente de l'échauffement préliminaire sur l'un des deux claviers. L'attente de l'amorce de l'inexorable Toccata. L'attente du premier adagio. L'attente de la deuxième mesure du premier adagio. Enfin l'attente du troisième temps de la deuxième mesure du premier adagio... qui comporte un RÉ sous la forme de deux blanches liées à exécuter au pédalier... qui actionne le jeu de fonds du « Grand Bourdon » – de 16 ou de 32 pieds je l'ignore – mais qui doit correspondre à la fréquence de résonance du châssis vitré puisque l'objectif de toute l'opération vient d'être atteint:
La chute simultanée et spontanée de vingt-trois carreaux à la troisième mesure du premier adagio.

La 565, ...un chef d'œuvre ! 
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rquad.jpg   FOS © 17 octobre 2008

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[01]  Après la capitulation de l'Allemagne, la firme Messerschmitt tente une reconversion en commercialisant une scooter à cabine, le KR 175 (Kabinenroller appelé « Karo ») sorti en 1953.  [ retour ]
[02]  Georges Marchais (premier secrétaire du PCF de 1972 à 1994) a travaillé dans les usines Messerschmitt de Augsbourg à partir de décembre 1940. Un polémique sur son prétendu volontariat (Le STO a n'été mis en oeuvre par les Allemands qu'en 1942) et sur la date de son retour en France, n'a jamais trouvé de conclusion jusqu'à aujourd'hui.  [ retour ]
[03]  Ces locaux ont été conçus à la fin du XIXème pour abriter l'imprimerie des frères Attinger d'où la double hauteur au rez-de-chaussée.  [ retour ]
[04]  De son vrai nom Raymond Kopaszewski, "le Napoléon du football", star incontestée du football des annnées 50.  [ retour ]

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