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Lagos

Notes

Frédéric O. Sillig



De Bruxelles, je m'envole pour Lomé au Togo. Je dois y assister au tournage de quelques plans d'un film que je coproduis. Avec mon modeste bagage, je transporte un colis mystérieux que m'a remis la mère de mon dir'prod' à l'intention de ce dernier. Il doit m'accueillir à destination. Je survole ce qui, selon mon vœu, sera probablement, tout comme Saint-Ex, ma dernière demeure, avant d'apercevoir Alger. Alger la blanche. Quittée en 1961. Pincement au cœur. Maintenant, c'est le Sahara. La magnificence du désert me rappelle moments inoubliables de mon enfance puis de mon adolescence. La contemplation dissipe quelque peu mes petites angoisses centrées sur l'aspect financier de ma démarche cinématographique. Une démarche ou une aventure ? La question se pose. Je dois interrompre mes réflexions shakespeariennes pour contrer un crétin qui veut que je ferme le volet du mon hublot. Il doit regarder « Pretty Woman » qui passe sur l'écran de la cabine. Je lui signifie mon sentiment à propos de ce coulis hollywoodien, sirupeux et violoneux. Il baisse pavillon. Ma préférence va au spectacle des dunes, des pistes et des oasis. J'arrive à voir une caravane. Assurément, nous ne sommes pas à 10 000 mètres d'altitude. À 2 000 ou 3 000 mètres tout au plus. Ghardaia, Golea, In Salah. Je me demande si on va pouvoir apercevoir Tamanrasset.
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L'itinéraire que nous prenons me paraît soudain étrange. Direction le sud de la Libye. En principe, les vols européens n'y passent pas. La crainte de Kadhafi sans doute. Un problème technique ? Impossible ! On pourrait parfaitement se poser à Tamanrasset. Une sécurité par rapport à des événements politiques ? Les explications du pilote sont laconiques ou plutôt inexistantes. Il nous indique que nous allons survoler la Libye puis le Tchad. Je ne dispose pas de la photographie mentale du continent. Alors je prends dans mon bagage de cabine mon agenda « Quo Vadis » dans lequel figure un petit atlas. Contourner le Niger et le désert du Ténéré voilà la cause apparente de cette route. Cet itinéraire insolite nous est annoncé tout à fait ouvertement. Mais les motifs ne sont pas affichés. Réels ou fictifs, rien ! Pourquoi un pareil crochet ? Je le demande à une hôtesse au sourire mécanique qui tente de m'expliquer qu'il faut éviter le Niger « pour des questions de sécurité ». Un peu mince comme explication ! Il y a deux ans le fameux DC-10 d'UTA a précisément explosé au-dessus du Niger mais pas absolument du fait de cette nation01. Bizarre ! Je n'ai pas connaissance d'un conflit en cours dans ce pays. Au contraire, il semble que la démocratie s'y installe de manière fort paisible. D'après le pilote nous sommes bientôt au-dessus de N'Djamena.
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En effet nous venons de longer la frontière du Niger et du Tchad. Toujours aucune explication cohérente. Waza, nous voici maintenant sur le Cameroun. Un peu excédé, je demande à une autre hôtesse pourquoi nous faire absolument passer par Tombouctou ? Elle me réplique en riant que c'est précisément par là que nous aurions dû passer en temps normal02. Nous sommes déjà très en retard. Ce n'est plus le pilote qui nous parle. Un fort accent flamand. Probablement le copilote. Il nous dit voler pour l'heure le long de la frontière du Cameroun. En fait, il s'agit de la frontière entre le Cameroun et le Nigeria. Pour atteindre Lomé, il va falloir obligatoirement pénétrer dans l'espace aérien du Nigeria. Ou alors nous diriger au large des côtes hors des eaux territoriales pour revenir sur le Togo. Bamenda. Il me semble que maintenant notre appareil vire de bord. A angle droit. En toute logique, nous survolons bien le Nigeria. Et nous perdons de l'altitude. Voilà qui me semble un peu plus hasardeux que le Niger. À peine !…
Depuis 1966, c'est une épouvantable dictature. La corruption y est reine. On n'y renonce pas au génocide. Chacun se souvient de ce qui s'est passé au Biafra. C'est maintenant le fief du général Babanginda, « IBB » pour les intimes03. Violation persistante des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Détentions et jugements arbitraires non-observance des procédures judiciaires régulières. Exécutions sommaires. En plus, le Nigeria est la principale plaque tournante de la drogue en Afrique noire, elle y est une « affaire d'État ». Tout cela est extravagant. Un problème technique ? Pas crédible. Alors pourquoi ? Nous voici au-dessus de la mer. Nous perdons encore de l'altitude. J'aperçois une agglomération entourée à première vue de lagunes. En dépit d'une légère brume, je réalise que cette agglomération fait penser plutôt à une mégapole. Voilà que nous sommes à quelques dizaines de mètres au-dessus des maisons. Il semble que nous allons nous poser dans le tissu urbain. La voix flamande est un peu crispée:
   — Un petit problème nous contraint de nous poser momentanément à Lagos, nous espérons que ce désagrément ne vous causera… etc.
On a maintenant l'impression que le ventre de l'avion va créer une brèche dans la forêt d'antennes de télévision qui dépassent des toits. On aperçoit un aéroport. Lagos, la capitale du Nigéria pour quelques mois encore04. L'atterrissage a lieu sans heurt.
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L'avion se gare à proximité d'un bâtiment. Deux tunnels articulés se mettent en place. Les portes s'ouvrent. Pas d'hôtesses d'accueil. Mais un peloton de bérets noirs qui jaillit des deux ouvertures. En investissant les travées, les militaires armés je crois de AK 45 se mettent à hurler :
   — Everrrrybôôôôdy out ! Everrrrrybôôôôdy out ! 
Certains passagers ne se font pas prier et sortent de la carlingue au pas de gymnastique. D'autres, indignés, posent des questions auxquelles les réponses logiques ne se font pas attendre. Canon dans les côtes ou l'estomac, coups de crosse dans les reins. Mélange de hurlements. Hargneux de la soldatesque et terrorisés des passagers. Une femme saigne au visage. J'essaie de suivre le mouvement avec discrétion sans oublier mon porte documents. En pénétrant dans le couloir accordéon, je pense que les choses se gâtent vraiment. Je peux maintenant dévisager ces militaires qui sont disposés en quinconce le long du tunnel. Ils poussent les passagers jugés trop lents de leur arme en vociférant. Je n'ai pas l'impression d'avoir affaire à des appelés ou même des militaires ordinaires. Leur attitude et leur regard déshumanisé me font penser à des troupes spéciales. Une sorte de garde prétorienne. Un jeune homme trébuche et tombe à terre. Une volée de coups de rangers dans les côtes le fait hurler. Il se relève enfin. Un coup de crosse dans le creux de reins le précipite vers le soldat suivant qui le fait à son tour gicler vers un congénère plus proche de la sortie. Personnellement, je m'en tire avec un peu de graisse à fusil sur mon denim 501. Nous sommes maintenant tous rassemblés dans une sorte de sas doté de portes vitrées à chaque extrémité. Cinq soldats chargés des bagages de cabine laissés dans la carlingue par les passagers. Ils les jettent en tas sur le sol en criant :
   — Now everybody take his own luggage ! hurry up ! go go fast ! Take your bags! go go ! 
Les personnes concernées s'exécutent. La panique s'installe. Deux femmes noires en boubou se disputent un beauty case. Le dernier modèle d'une grande marque. Un monsieur déjà âgé coiffé d'un grand panama prend les bagages sur le tas. Très digne. Il les présente à l'assistance pour les remettre à leur propriétaire. La bousculade s'atténue un peu.
   — This way ! Everybody this way !
Ce doit être un caporal ou un sous-of' quelconque qui porte des chevrons sur les manches qui nous indique la sortie du local.
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Nous traversons un hall interminable bordé de linéaires à rayon X pour l'inspection des bagages. Tous en panne. Un grand local nous accueille. Un local borgne éclairé par des néons. Quatre exactement dont un en fin de vie qui grésille. La chaleur est étouffante. Sans parler de l'odeur de pourriture. Il y a des bancs. Mais pas assez de places pour tout le monde. Au vu du taux de remplissage de l'appareil un DC-10 je crois, nous devons être environ 400. Les plus jeunes s'installent par terre. Certains restent debout. La porte se referme sur nos geôliers. Aucune logique ne peut maintenant réfuter un fait. Celui que nous sommes bel et bien pris en otage. Pris en otage pourquoi ? Pris en otage contre quoi ? Mes soucis financiers depuis quelques minutes se sont estompés au profit de préoccupations plus existentielles. Une bassine d'eau tiède avec un gobelet est apportée par deux civils vêtus de blanc qui répondent bien aux questions et aux interpellations. Mais en yorouba05. Enfin, probablement. Les équipages des avions sont en général formés pour la gestion des situations critiques. Le nôtre n'est pas avec nous. Hystérique, une femme se met à hurler. Des parents livides cherchent à calmer leur deux petites filles en pleurs. Un militaire entre. Ce doit être un officier. Il n'est armé que d'un automatique. Un Colt 45. Il passe en revue les passagers en les dévisagent. Agressif. Il s'arrête particulièrement devant un homme noir d'environ quarante ans qui porte un T-shirt jaune. Impavide. Le regard de l'homme soutient celui de l'officier. Avec détermination. Ses traits sont fermés, inexpressifs, glaciaux. Une dame demande pour aller aux WC. Refus sarcastique. L'assistance est pétrifiée. Le militaire sort sans se retourner. Imperturbable, l'homme au maillot jaune ne tourne même pas la tête pour le voir sortir. Un soldat referme la porte de l'extérieur. À clé. À double tour. Un adolescent lunetteux décapite une bouteille de PET à l'aide d'un canif. Il l'apporte à la dame privée de WC. Des femmes font la haie comme à Versailles au XVIIème siècle. L'homme au panama prend la parole en français. Ou plutôt en bruxellois et puis en mauvais anglais. Ses propos sont chargés d'une vocation apaisante. Illusoires, mais salutaires pour bon nombre de passagers. Sortir de l'émotionnel pour le raisonné. De plus en plus de monde se rassemble autour du parleur. Les traits se détendent. Certains sourient.
Un personnage essaie de crocheter une porte de service donnant sur l'extérieur. Geste insensé mais courageux. Folie ? Sacrifice ? Désespoir ? C'est l'homme au pull jaune. Ce doit être un Togolais. Il est dissimulé par un groupe d'européens qui écoutent l'homme au panama. La serrure résiste et il se met à forcer la porte. Le bruit attire les militaires. Trois soldats et un sous-officier jaillissent. L'homme au tricot jaune se noie dans la foule. L'officier de tout à l'heure refait son entrée dans notre prison. Maintenant, tous, ils interrogent l'assistance en demandant de désigner le prétendant à l'évasion. Seul l'officier questionne les européens. En anglais. Les soldats cuisinent les africains dans différentes langues. Une dizaine d'autochtones sont bousculés. Maintenant c'est le tour du T-shirt jaune d'être entrepris. Il reste impassible. Les militaires lâchent prise rapidement. Les voilà qui se rabattent sur une vingtaine d'autres. À tour de rôle, ils sont rudoyés. Parfois frappés. Aucun ne parle. En voici un qui se met à hurler de peur dès la première question. Un jeune noir aux cheveux longs. Façon rasta. Maigrichon. Famélique même. Il porte un débardeur frappé du logo TOYOTA. Les mamelouks le saisissent et le bousculent de plus en plus violemment. On ne comprend pas ce qu'ils disent. C'est probablement du yorouba. Le jeune chevelu est maintenant en larmes. C'est un pleutre. Les tortionnaires abandonnent vite cette victime sans importance. Mais ils se font de plus en plus menaçants sur l'assistance. Ils s'en prennent aux européens. Aux « blancs ». Un groupe est pris à parti par l'officier. Menaces de représailles collectives. Mouvement de charge du Colt 45. Pure frime. Une cartouche était déjà chambrée, elle tombe au sol. Tout de suite un type à lunettes s'avance. Doucereux. La quarantaine amortie, cheveu rare, costume trois pièces à rayures marron. L'air d'un commis de banque ou d'un fonctionnaire. Belge. Il pointe son doigt vers le jeune pleurnichard TOYOTA.
   — C'est loui !
Aussitôt quelques passagers de son entourage renchérissent.
   — C'est loui ! C'est loui !
D'autres, outrés, défendent le rasta en protestant. Les insultes fusent. Des références à l'Occupation. Un seul passager, très âgé, désigne discrètement l'homme au maillot jaune. Son propos est noyé dans les vociférations indignées et les accusations persistantes. J'essaie de m'approcher pour intervenir. Trop tard. L'accusation l'emporte sur la défense. TOYOTA est emmené. On ne le reverra plus. L'homme au panama est effondré, anéanti. Je crois qu'il pleure. Des gens apeurés le sollicitent, il reste sans voix. Pendant près d'une heure, pas un mot n'est échangé. Pas un seul mot. Prostration générale. Honte pour certains. Peur pour d'autres. Ou alors mépris pour la bassesse et la sycophanterie peut-être.
Je suis pris d'une forte envie de vomir. En raison du sort qui m'est éventuellement réservé ou pour la lâcheté de l'humanité ? Je l'ignore.
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Subitement des bruits de combat se font entendre au loin. Très brefs. Des rumeurs et puis des coups de feu. Une rafale. Puis plus rien. Brusquement les néons s'éteignent. Des bruits de pas dans le couloir. Un groupe. Des ordres fusent. La porte s'ouvre. Les quatre néons se rallument. Des guerriers revêtus du même uniforme que ceux d'avant. Aucun des mêmes. Ils nous font sortir de notre geôle. Par trois portes donnant directement sur le tarmac. Notre avion nous attend. Plus loin sur la piste. La marche est rapide. Plus de couloirs accordéon mais des échelles d'embarquement. L'équipage est là. Ses membres nous demandent de ne pas nous attarder. Nous montons dans le DC-10.
Aucune explication de l'équipage. Aucune explication ne me sera jamais fournie sur cet incident, ni de la compagnie d'aviation, aujourd'hui disparue, ni d'aucune autorité, ni d'une ambassade quelconque, ni de la presse, ni de personne. Jamais. Les proches qui attendent à Lomé sont informés de problèmes techniques.
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Atterrissage à Lomé. Débarquement. Le danger immédiat est éloigné. Les passagers se pressent vers la douane. Sur deux colonnes. Le débit est lent. J'aperçois le « trois pièces à rayures » qui scrute les passagers de la colonne de gauche. Son regard croise celui de l'homme au T-shirt jaune. Il risque l'esquisse d'un sourire. Un sourire qui tente de traduire une forme de complicité. Torve, abject. Mais digne, le pull-over jaune tourne la tête avec dédain.
L'envie de vomir m'est toujours présente. Maintenant je sais pourquoi…


rquad.jpg   FOS © 8 avril 2009

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[01]  L'attentat du DC-10 d'UTA coûta la vie aux 170 passagers et membres d'équipages du vol UT-772 reliant Brazzaville (capitale du Congo) à Paris, via N'Djaména au Tchad le 19 septembre 1989. Il a explosé au-dessus du désert du Ténéré au Niger.  [ retour ]
[02]  Effectivement, Tombouctou au Mali se trouve pratiquement sur la ligne Bruxelles-Lomé.  [ retour ]
[03]  Ibrahim Badamonsi Babangida "IBB". [ retour ]
[04]  Le 12 décembre 1991, la capitale a été officiellement déplacée de Lagos à Abuja.  [ retour ]
[05]  La plus parlée des 478 langues existantes au Nigéria.  [ retour ]

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