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Le landau

Notes

Frédéric O. Sillig



Une histoire qui m'a été racontée par un ingénieur natif de Bade-Wurtemberg qui, dans les années trente, a fui l'Allemagne nazie pour se réfugier en territoire neutre, y fonder une famille et accessoirement y diriger un atelier de conception et de production de grands carrossages. Autocars, camions et autobus. Une entreprise artisanale qu'il contribua ensuite à conduire, en toute modestie, vers une réputation mondiale.
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La curiosité du récit réside en le fait qu'âgé de quatre mois, j'en suis peut-être l'acteur principal. Onze des grands dignitaires nazis viennent à peine d'être pendus dans un gymnase de Nuremberg, nous sommes fin octobre 1946. Depuis le ferme congédiement par ma tante de la nurse américaine, attachée à mon service exclusif, ma mère est en proie à des signes visibles d'épuisement. Il faut dire que l'embauche de cette brave personne avait été commise sans le moindre sou vaillant à consacrer à ses gages. Fâcheuse posture, grosse fatigue. Le meilleur palliatif trouvé consiste en un petit séjour à Berne chez l'amie de toujours, par ailleurs épouse du carrossier narrateur, qui va pouvoir servir à la fois, d'hôtesse, de bonne d'enfant, de dame de compagnie, de cuisinière, de lavandière, en annexe des tâches qui lui sont naturellement dévolues aux bons offices de son mari et de ses deux jeunes enfants. Nulle crainte de charger de manière abusive les structures psychiques ou physiologiques de son métabolisme puisque son enfance paisible a été trempée dans un climat parfaitement anti-freudien, soit par de régulières séances de pedo-psychologie analytique sur les genoux du grand Carl-Gustav Jung.

Les promenades se succèdent le long de l'Aar en ce début d'automne. Elles sont souvent longues, surtout si elles se prolongent jusqu'à la légendaire Fosse aux ours. L'air est déjà frais et surtout bénéfique pour un nouveau-né, sauvé de justesse d'un septicémie par la première commercialisation civile de la pénicilline, raison probable de mon actuel penchant pour le Roquefort. Le tissu urbain est ici épargné par la guerre, mais l'économie est en ruine. Le calme et la sérénité règnent toutefois dans l'effort de restructuration d'une société démantelée. Solidarité. Les rencontres deviennent affables. Les méfiances se sont quelque peu apaisées depuis l'onirique dissolution de la Cinquième colonne. Une routine s'installe. En promenade, les heures régulières se surprennent à voir défiler les mêmes bobines. On commence à se saluer. On parle du beau temps, de la pluie, de la vie qui reprend. Surtout avec un gentil monsieur très poli qui déambule sur la même allée, assidu à la mi-matinée. Les conversations s'ébauchent, puis ce sont les épanchements, qui deviennent presque réciproques. Nous en sommes, paraît-il, au seuil du stade de l'amitié. La fatigue des tâches quotidiennes sont toujours au sommaire de la discussion. Les soins donnés à un nourrisson, les courses, les repas, la lessive, le ménage, c'est beaucoup pour deux jeunes femmes qui ont maintenant du mal réfréner une logorrhée endémique quelque peu étouffée par cinq ans de guerre.

Une intermittence au poids de cette vie intense est soudain suggérée par ce personnage, apparemment désœuvré, sous une forme originale : la propulsion, durant une heure chaque matin et par ses propres soins, du landau et de son précieux chargement. Les hésitations de pure forme exprimées par deux fois avec une conviction éthérée, la proposition est presque aussitôt acceptée par les deux amies ravies d'une pareille sinécure ménagère. Puis les jours de la semaine se suivent et se ressemblent. Grâce à cet inespéré voiturier bénévole, une visite quotidienne et détendue des magasins peut être envisagée en toute futilité avant l'heure de la préparation du déjeuner.

Ce samedi, le pousseur de landau rempile pour l'après-midi. Le mobile en est une charge ancillaire supplémentaire induite par la venue annoncée en fin de journée de mon père, actuellement en poste au CICR à Genève. Son arrivée coïncide précisément à l'heure où je suis, ramassé dans mon véhicule, restitué à ma mère et son amie. Les présentations sont sommaires mais tout de même suivies d'un échange d'aménités. Peut-être associé à une réminscence taxonomique, le regard suave du « gentil monsieur » ne convient pas trop à mon père qui en est imperceptiblement agacé. Tandis que mon pilote s'éloigne, intrigué, l'auteur de mes jours demande aux deux femmes qui est vraiment ce personnage à l'œil ambigu. Il lui est répondu que ce monsieur porte un nom si courant qu'on a du mal à le retenir. – Schmidt, Walter ou Steiner ? – Bref, cela n'a pas d'importance, il est très gentil ! Ces éclaircissements n'ont pas l'heur de satisfaire l'ex-barbouze à la retraite toute récente 01. Sans doute pour renouer pour quelques instants avec le Renseignement qu'il dit avoir quitté à la fin de la guerre, il demande à téléphoner. Il n'y a pas de téléphone. Alors, le voilà parti pour une bonne heure vers une destination bureaucratique inconnue.
A son retour, il signifie aux intéressées que je ne serai plus promené par ce monsieur dont il a maintenant découvert non seulement l'identité réelle 02, mais aussi le grade qu'il portait encore moins de 18 mois plus tôt : Obersturmbannführer SS 03.
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rquad.jpg   FOS © 06 mai 2010

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[01]  Depuis février 1942 jusqu'à la fin de la guerre, il fut le lieutenant de Roger Masson, le chef du SR suisse.  [ retour ]
[02]  Non révélée par le narrateur. [ retour ]
[03]  Grade de la SS qui correspond à celui de lieutenant-colonel dans la Wehrmacht. [ retour ]

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