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Un lapidaire

Notes

Frédéric O. Sillig



Nous sommes au cœur des années 60. Un nouveau circuit automobile m'accueille comme assistant multitâche lors de manifestations, et accessoirement dessinateur ou rédacteur et aussi plus prosaïquement, comme bureaucrate émérite. Une polyvalence qui sera pour moi édifiante et formatrice après avoir dû quitter une adolescence trop courte. Le fondateur de cette nouvelle implantation, mon nouveau patron, est un jour investi d'une mission particulière. Évaluer deux prototypes de pneumatiques à grande vitesse pour la marque Kléber-Colombes, alors en plein développement. Au plan du matériel roulant, une Jaguar type E 3.8 litres nous est fournie pour les tests et un exemplaire de la toute récente Simca 1300 réquisitionné pour le transport des trains de pneus. Nous voilà partis pour Milan en vue de procéder aux essais sur le circuit de Monza.
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L'aventure débute par une immobilisation de quelques heures à une douane italienne sous l'accusation de trafic de pneumatiques. Ce qui cause une arrivée tardive à l'hôtel Cavour de Milan, fief de la fameuse famille Gallia, qui nous impose un vigile de nuit – payant évidemment – pour la garde de la Jaguar jugée trop convoitée par les voleurs. Et nous fait ensuite l'aumône d'être autorisés, mon patron, son épouse et moi-même, à dîner, prestige oblige, d'un sandwich un brin flétri avant d'aller dormir. Nous sommes accueillis le lendemain dans le Saint des Saints. Le paddock du circuit de Monza. C'est là que nous allons procéder aux mesures et aux changements de pneumatiques. On nous y présente un sympathique personnage décrit comme « emblématique » du circuit qui sera mis à notre disposition pour nous assister dans ces différentes opérations. Bonne affaire pour nous : Sans cesser de chantonner, il déjante et remonte des pneus de Formule 1, sans aucun outil… à main nues. Les essais se passent ensuite à merveille, mais ici, quelques tours de chauffe suffisent à me convaincre du manque d'intérêt de piloter sur un circuit aussi rapide01, même avec un bolide de 265 CV qui atteint les 240 km/h en une poignée de secondes. Un exercice qui ressemble à une promenade d'agrément.
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Notre mission est maintenant terminée. Le retour est pour demain matin. Mais j'apprends que ce soir, nous sommes invités à dîner par une très ancienne relation de mon employeur, un lapidaire paraît-il. Impressionné, je me prépare à me ranger, pour la soirée, derrière un parler de grande concision.
Arrivés devant l'entrée – côté Dôme – de la « Galleria Vittorio Emanuele II », nous voyons une silhouette en poil de chameau jaillir de la terrasse du café ZUCCA où nous avons rendez-vous. C'est un imposant personnage qui nous accueille avec chaleur. Haute stature, la cinquantaine franchie depuis peu, faciès émacié, regard térébrant, nez aquilin un brin péninsulaire, une chevelure d'un noir intense étampée d'une pâle éclaircie sommitale. L'homme, nous invite à prendre place à sa table pour un apéritif. Alambiqué dans ses manières, mais sans excès, il semble cultiver, avec tact, et en toutes circonstances une pondération nano contrôlée. Il parle un français recherché avec une minuscule pointe d'accent, comme pour ne pas vouloir trahir ses origines. La coutumière banalité des propos de retrouvailles se métamorphose très vite en conversation de haute tenue sur la situation économique en Italie, la maladie du Président02 et surtout de la constitution du deuxième gouvernement d'Aldo Moro03. Les glaçons ont maintenant fondu dans les quatre verres de Cynar « con arancia » lorsque notre amphitryon se lève, sans toutefois réendosser le « poil de chameau » sur son impeccable costume anthracite – de chez Caraceni probablement – étant donné que, nous déclare-t-il, nous dînons « juste à côté ». Sabre, bicorne, et grande cape noire, c'est le grand uniforme d'alors des Carabinieri04 dont nous croisons le traditionnel binôme après quelques pas dans la légendaire galerie, en toute proximité de notre destination, puisque « juste à côté », c'est chez SAVINI05 .
L'ingestion de sublimes Antipasti dont l'histoire de chaque ingrédient nous est commentée par notre hôte, nous révèle une faculté d'adaptation à de nombreuses cultures et coutumes et la pratique, semble-t-il avec aisance, de cinq ou six langues. Nous bifurquons sur, sur les arts, les lettres, le rizotto au safran, la musique, et bien entendu l'opéra, l'étendard culturel de tous les milanais, mais surtout, le cinéma. Je me permets d'évoquer ma passion pour le néo-réalisme italien, en particulier l'œuvre d'Antonioni dont je me prévaux d'une honorable connaissance, lorsque je m'entends corriger avec délicatesse sur certaines dates par notre ami transalpin qui nous apprend que le cinéaste est son camarade de promotion de l'université de Bologne – en fac de HEC – et qu'il entretient toujours une relation très suivie avec Michelangelo et Monica06, sa compagne. Il en est de même avec un élève plus ancien de la même université, son ami Enzo. Malgré le Serralunga d'Alba qui accompagne le surprenant pigeon aux cerises, nous comprenons très vite qu'il s'agit du « Commendatore07 » à propos duquel d'innombrables anecdotes nous sont détaillées.
Pour quelqu'un de lapidaire, le propos de ce personnage est plutôt sinueux, me dis-je, en terminant mon sorbet « lime-menta-basilico ». Au même instant notre brillant rhéteur sort de sa poche une boîte métallique contenant des cigarettes. Des Balkan Sobranie. Pincé dans le couvercle, un entortillement de papier de soie, une papillote, on dirait. Libérée par l'ouverture de la boîte elle roule sur la table. Un juron étouffé de son propriétaire, et je réalise ma méprise, du fait d'une vulgaire polysémie, puisque le déballage de la chose fait montre d'un diamant véritable. Un diamant de 50 carats au moins. C'est évident, notre ami est un lapidaire professionnel, un courtier en pierres précieuses. Il nous explique maintenant qu'il garde sur lui la plupart des pierres dont il est le dépositaire, attendu qu'il se considère lui-même comme le plus sûr des coffres-forts. Il se met ensuite à extraire avec nonchalance de ses nombreuses poches une douzaine d'autres papillotes qui referment des diamants plus petits, des rubis, des saphirs, et enfin deux magnifiques émeraudes appairées, qu'il dispose en totalité sur sa serviette de table restée immaculée. La peur d'être volé n'existe pas chez lui puisque les pierres de grande valeur sont répertoriées et que sa corporation, de longue date, a parfaitement compris que toute infraction à la loyauté détruit les intérêts communs de la profession et condamne immédiatement son auteur à un bannissement définitif.
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Un verre est renversé sur une table voisine, ce qui provoque un cri suraigu de l'une de ses occupantes. Effrayée, l'épouse de mon patron se retourne brusquement, balayant de son coude la serviette du courtier, avec son précieux chargement qui s'éparpille sur la moquette. Tout le monde se précipite pour glaner, à genoux, les menues gemmes de quelques dizaines de milliards de lires de l'époque08, y compris un maître d'hôtel qui patrouillait dans les parages. Le compte y est rapidement. Heureusement ! 
Encore accroupi, Le majordome relève la tête vers le courtier.

   — Vous êtes dans la décoration, Monsieur ?
   — Non pourquoi ?
   — Mais alors ?…Toute cette verroterie ?


   — Lei siete nella decorazione, Signor ?
   — No perché ?
   — Ma allora ? … Tutta quella Conteria ?


rquad.jpg   FOS © 25 septembre 2017

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[01]  Dans les années qui ont suivi, le circuit a subi de nombreuses transformations, notamment la mise en place de chicanes aux entroits jugés trop rapides. [ retour ]
[02]  Le Président Antonio Segni, victime d'un AVC au début août, démisionnera en fin d'année 1964  WIKIPÉDI  [ retour ]
[03]  Aldo Moro qui par ailleurs m'invitera à dîner cinq ans plus tard.  WIKIPÉDI  [ retour ]
[04]  Depuis, le grand uniforme semble avoir été simplifié. Le bicorne a été remplacé par une casquette.  [ retour ]
[05]  Célèbre et ancien restaurant de Milan  [ retour ]
[06]  Michelangelo Antonioni et Monica Vitti.  [ retour ]
[07]  Enzo Ferrari  WIKIPÉDI  [ retour ]
[08]  Un million d'Euros d'aujourd'hui représentait à l'époque environ deux milliards de Lires.  [ retour ]

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