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Les banquiers

Notes

Frédéric O. Sillig



Un lieu lointain, aujourd'hui disparu, dans lequel mon père m'emmenait boire des orangeades alors que je n'étais peut-être pas encore en mesure d'en lire l'enseigne. Sans savoir qu'un jour, je posséderais un bureau, tout près, dans la même ville. Sans savoir que ce café me servirait, pour un temps, de cadre transitoire entre la torpeur du réveil et l'agitation des réalités quotidiennes. Une phase matinale que je décide d'entamer sans bouchons routiers et sans appels téléphoniques, ce qui motive mon entrée habituelle dans cet établissement, avant l'aube… juste à son ouverture.
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À ces heures la salle est obscure. On ne voit que le plateau du bar violemment éclairé par des canons lumineux qui surgissent d'un ciel de bois exotique. Peu à peu les tabourets qui l'entourent se garnissent, pour la plupart de banquiers costardisés. Ceux qui iront s'épanouir, le jour levé, dans les officines de la place ; dont la densité est ici par ailleurs peu commune. Des gardiens du secret bancaire en uniforme rayé, mais pas n'importe lesquels. Le tombé onéreux du pantalon, la griffe du revers piqué : Les huiles… Les guichetiers viendront plus tard. Les premiers ont vraisemblablement pris les mêmes options olympiennes que moi pour ce qui concerne l'amorce d'une journée. Le salut individuel réservé à chacun est feutré mais chaleureux, presque jovial, surtout lorsqu'il s'adresse à des ennemis d'étage ou à des dirigeants d'un organisme concurrent. Les civilités sont brèves. Auxquelles se substitue aussitôt une ruée pavlovienne sur une gazette à vocation manifestement torchonique. Ce qui semble constituer, pour ces VIP de la galette, une nourriture addictionnnelle incontournable à l'instar d'une lobotomisation librement consentie. En quelque sorte, le syndrome de Stockholm du nanti.


Vendredi 23 octobre 1987. Ce matin je suis un peu en retard. Deux banquiers sont déjà en place. Mon arrivée ne suscite aucune manifestation de fausse sympathie, ni d'hostilité, ni même d'indifférence. Les yeux sont fixés sur « la Une » du torchon. La venue des habitués suivants ne provoque pas le moindre signe visible d'urbanité. Les nouveaux arrivants se jettent sans autre sur leur exemplaire du misérable ramas de rotative préparé à leur intention, avec le café, à leur place habituelle, par Marcella. Le teint de tous ressemble à du yaourt acidulé. Pas un seul mot n'est prononcé. Un silence de mort pèse sur nous tous. Marcella essaie de se faire la plus discrète possible. A quoi songent tous ces financiers protestants amidonnés dans leurs convenances?
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Les plus jeunes pensent à leur oncle. Les autres à leur copain. Celui avec qui ils se livraient à d'interminables des parties de boules. Celui qui les conviait à des apéritifs entre hommes, le verbe haut, parfois un peu cru. Celui des ballades en montagne. Celui des tagliatelle al pesto, de la bourride, de l'ailloli. Celui qui leur rappelait les parties de pêche, les bruyantes retrouvailles autour d'un ring de boxe. Saint-Cloud, Cap-Ferret. Aussi les équipées contre les méchants qui se terminent à coup de poing. Les poursuites en voiture. Les journées de mécanique sous le capot chez Amédée Gordini. Leur copain qui leur vient en aide si cela est nécessaire. Celui dont ils peuvent se targuer d'une amitié quasi fraternelle. Leur ami qui les protège contre les très costauds. Et qui va même jusqu'à les venger. Celui avec qui ils se sont évadés d'une Centrale. Celui qui leur arrange une perquisition chez un client douteux. Ou alors une écoute téléphonique utile pour une affaire délicate. Celui qui vient avec un colt 45 les tirer des geôles du pays exotique où ils sont en vacances. Celui qui se charge pour eux d'intoxiquer un agent secret d'une puissance étrangère. Celui qui tire sur leur pire ennemi politique avec une 22 long riffle. Jean Valjean. Celui qui s'occupe des enfants handicapés. Les retrouvailles autour d'un ring… Les parties de pêche… Les ballades en montagne… Les apéritifs entre hommes…Les tagliatelle… Les parties de boules…Leur copain…Leur ami…

C'est l'heure !
Maintenant ils réalisent qu'ils ont rêvé. Avec un rien de honte, ils repartent sans un mot vers la routine d'une journée fiduciaire. Par pudeur, ils replient le journal sur la page 2. Pour masquer le titre qui barre « la Une » en lettres immenses : « ADIEU LINO ! »
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rquad.jpg   FOS © 12 septembre 2009

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