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Le Maghrébin

Notes

Frédéric O. Sillig



Je suis invité à un repas. Un repas particulier puisqu'il regroupe les architectes et leurs collaborateurs qui ont participé à la construction du nouveau siège du Bureau International du Travail (BIT) inauguré en 1975 sur la commune du Grand-Sacconnex près de Genève. Mon actuel collègue, qui faisait partie de ce groupe voilà quelques années, m'y convie à titre exceptionnel. Je suis très honoré de serrer la main d'Eugène Beaudoin01 entrevu il y a près d'une décennie à Paris, alors que j'étais en stage chez André Wogenscky02. De même pour Alberto Camenzind03 avec qui j'avais travaillé une fois lors d'un jury de concours.
Lors de l'apéritif, un quidam recherche discrètement quelqu'un qui parle italien. Mon camarade me désigne sournoisement, pensant évidemment à la corvée qui attend, au régiment, celui qui se déclare parler anglais. Un échec pour lui puisque me voici propulsé à la table de Pier Luigi Nervi04. De quoi en être grandement impressionné. Il faut dire que le temps d'un déjeuner avec ce genre de personnage apporte davantage que deux ou trois semestres de présence assidue dans une faculté d'ingénierie ou d'architecture. L'état de la nappe en témoigne la plupart du temps par des multiples croquis au feutre ou la mine de plomb qui se faufilent entre les taches de moutarde et de vin rouge sur le « lin-et-pur-coton » souvent voué à un dédommagement surévalué du gargotier. Celle de cette agape a paraît-il été longtemps affichée dans le bureau de dessin du BIT. Mais là n'est pas mon propos. Seulement celui de me faire le rapporteur d'une anecdote racontée ici par trois témoins, dont Nervi lui-même qui en porta pour conclusion que l'exercice éclairé de toute profession est composé de 15 % de technicité et de 85 % de bon sens, ajoutant avec ironie que pour certains, c'est l'inverse.
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La voici :

Peu après la mise en exploitation de cet énorme bâtiment aux 4000 fenêtres se produisent des explosions. Des explosions qui se traduisent par du verre brisé. Plus exactement de nombreux carreaux de fenêtres se mettent à s'étoiler inopinément comme après un impact de 22 long rifle. Après un illusoire examen balistique évidemment négatif, les carreaux sont remplacés et se brisent à nouveau quelques jours plus tard. Les façadiers et vitriers sont convoqués. Tous sont frappés de hochements de tête et de soulèvements d'épaules convulsifs et séquentiels. En désespoir de cause et probablement pour tromper son mutisme forcé, un vitrier fait même allusion à «  l'Affaire Tournesol05 ». Est alors prise la résolution de mettre à contribution les « grands moyens ». Toutes les listes de découpe de verres sont sorties des archives pour être examinées en détail. De même pour les plans sur règle de toutes les huisseries dont les marges de dilatation sont vérifiées une par une. Les fixations des fenêtres sur les éléments de façades sont sondées, les listes de commandes pointées élément par élément. Pendant ce temps, les glaces se brisent toujours à un rythme soutenu. Ce qui fait la joie des vitriers, mitigée quelque peu par la perspective d'une imputation à leur endroit de la responsabilité du sinistre. Les assureurs, également convoqués, se réfugient derrière l'intangibilité des causes de cette manifestation de sorcellerie. Finalement il est décidé de mettre à contribution des spécialistes, des experts, des professionnels du fameux Laboratoire d'essai des matériaux de l'École polytechnique de Zurich qui vont bien pouvoir tirer au clair ce phénomène dilatatoire par leur savantes réflexions et leurs essais simulatoires sur échantillons, prototypes et manipulations de leur crû. Quelques jours sont nécessaires à l'établissement de leur missions et d'en négocier les conditions. Une délégation de ces messieurs est enfin commise sur place, composée de plusieurs « Herr Doktor », d'un « Herr Professor » et de la troupe de leurs assistants. Un bureau significatif est choisi pour la première prise de conscience visuelle et environnementale de ces éminents pontes, maintenant confrontés en direct à cette mystérieuse anomalie.
La porte est ouverte par un personnage d'une apparence maghrébine très marquée, vêtu d'une blouse gris-bleu, qui ne fait même pas l'objet d'un regard de la part des membres de l'aréopage, en dépit de son sourire persistant et du bruit que produit son impressionnant trousseau de clés. Sans un seul mot, les experts examinent longuement les vitrages, dont celui qui est étoilé, ainsi que les huisseries et réitèrent de manière dérisoire de nombreuses fois la manœuvre des commandes de châssis. Après deux interminables dizaines de minutes, ils tournent leur docte regard, pétri d'une vitreuse vacuité, en direction de leur mandants expectatifs. Aucun d'eux n'ose s'aventurer à s'exprimer le premier. Les axes de vision se croisent et s'évitent. Et c'est le petit concierge maghrébin qui brise le silence, probablement sans la moindre notion des effets thermiques et radiatifs dus à la réfraction des rayons lumineux sur les objets de couleur foncée, mais en bonne conscience que dans son pays ensoleillé, les gandourahs, les voiles et les couvre-chef textiles ne sont pas noirs comme les nombreux postes de téléphone qui ici sont posés sur les tablettes d'allège des fenêtres.

   — Foudrait y met' di téléphounes blancs !

Ce qui a été fait, en résolution simple et définitive du problème.
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rquad.jpg   FOS © 25 mai 2013

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[01]  Eugène Beaudoiun, architecte français (1898-1983)  WIKIPÉDI  [ retour ]
[02]  André Wogencsky, architecte français (1916-2004)  WIKIPÉDI  [ retour ]
[03]  Alberto Camenzind, architecte suisse (1914-2004)  WIKIPÉDI  [ retour ]
[04]  Pier Luigi Nervi, architecte et ingénieur italien (1891-1979)  WIKIPÉDI  [ retour ]
[05]  Album de Hergé dont l'intrigue principale se réfère à une invention du Professeur Tournesol qui consiste en un ondulateur qui brise le verre à distance et dont certaines actions se déroulent non loin du siège du BIT.  WIKIPÉDI  [ retour ]

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