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Le mécanicien

Notes

Frédéric O. Sillig



Ce soir, je remplace un guitariste au sein d'un quartette de renom dont seul le pianiste a la chance de pouvoir vivre uniquement de son apostolat musical. Ce dernier me demande de l'escorter jusqu'à la gare pour prendre en charge un de ses musiciens qui arrive par le train, pour ensuite nous conduire sur le lieu du concert. Arrivés à destination, mon compère m'entraîne bizarrement en toute extrémité du quai, sans cesser de m'énoncer, une par une, les qualités du restaurant dans lequel nous finirons la soirée. Ce n'est qu'à l'arrivée du convoi qu'il m'explique que celui pour qui nous sommes ici exerce accessoirement la profession de « mécanicien ». Et c'est avec une certaine curiosité que je vois maintenant s'extraire de l'avant de la motrice une énorme contrebasse portée par mon futur collègue en smoking et nœud papillon, sous l'œil d'un chef de quai à deux doigts d'avaler son sifflet.
Le repas qui suit le concert me voit assis à côté de ce singulier personnage qui me déclare ne pas savoir conduire une voiture et m'explique comment il réussit à inféoder le fonctionnaire qui lui coordonne ses trajets en locomotive avec le lieu de ses prestations jazzistiques. Bien plus âgé que moi, il se met alors à me conter avec délice les inénarrables frasques des ses acolytes d'après-guerre, une époque où les musiciens de jazz devaient en permanence se résoudre à faire feu de tout bois. En voici trois parmi les plus savoureuses.
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Le tapis
Lors d'une soirée dans un célèbre hôtel de Genève dont le foyer était alors desservi par une longue rampe d'escalier, recouverte sur presque toute sa largeur d'un tapis rouge, le guitariste de l'ensemble engagé pour le bal, remarque que les tringles de laiton qui maintiennent la carpette à l'aplomb des contremarches n'ont pas été refixées, sans doute après un nettoyage. Les gènes sémites du musicien, récemment rescapé de l'holocauste, lui notifient une éventuelle bonne affaire facilement négociable par les temps qui courent. La sauterie terminée, aux premières heures de l'aube, il se précipite à sa voiture, une Rosengart LR4 N2 cabriolet, y range son instrument, et vient la garer devant l'hôtel maintenant presque désert. Remonté au pas de charge jusqu'au foyer, il vérifie que le concierge de nuit est toujours endormi sur son magazine, et devant les derniers partants, il s'allonge sur le palier supérieur, perpendiculairement à la pente, avant de se laisser rouler au cœur du tapis jusqu'au bas de l'escalier. Extrait avec beaucoup de mal de ce rouleau textile, il parvient avec l'aide de deux camarades hilares à hisser le pesant cylindre sur le toit de la voiture. La pluie se met à tomber au cours du trajet de retour, imprégnant l'objet du larcin de manière telle que la rupture de l'arceau antérieur de la capote devient rapidement inéluctable. Mais les deux passagers, condamnés pour l'heure à préserver des deux mains leur espace vital, ne connurent jamais la destinée finale du tapis, ni personne d'autre d'ailleurs.
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The British miracle
Desservie par un petit port, une magnifique demeure du bord du Léman entourée d'un immense parc arborisé de centenaires, sert de résidence à un ambassadeur d'un lointain pays anglophone. C'est là que se déroule une réception donnée par Madame l'ambassadrice issue, elle, d'une très ancienne et aristocratique famille anglaise. La soirée est animée par la formation dont il est question plus haut. Le cachet est très généreux en plus d'un buffet pléthorique que les musiciens sont expressément invités à écumer sans réserve. En ces temps de pénurie, le cercle des invités qui ont répondu à cette dernière et spécifique invitation dépasse ostensiblement celui des jazzmen. L'oubli des bonnes manières affecte même le beau monde et les couches diplomatiques les plus en vue. Mais la soirée se déroule sans accroc dans un semblant de bonne humeur. Comme de coutume, l'alcool et la fatigue jouent leur rôles successifs habituels, crescendo et decrescendo. Les derniers couples, en rang d'oignons, prennent congé de Monsieur l'Ambassadeur et Madame postés côte à côte à la sortie de la salle d'apparat. Puis c'est le tour de la troupe hétéroclite des musiciens, rétribués, diversement emmitouflés et porteurs de leur encombrant matériel qui passent, un à un, serrer la main de leurs employeurs d'un soir. L'attention de ces derniers est soudain attirée par le saxophoniste alto qui n'a pas jugé opportun de ranger son instrument dans sa boîte capitonnée et qui éprouve quelque mal à porter les deux objets à bout de bras surtout lorsqu'il s'agit de se fendre d'un continental shake-hand digne d'une véritable Lady. C'est à ce moment précis que la serrure du coffre s'accroche au revers d'un vêtement et d'un seul coup en libère le couvercle. Comme un raz-de-marée, des petits gâteaux, canapés, mignardises, feuilletés et petits-fours s'échappent de la boîte et se mettent à rouler sur le parquet. Par un réel « British miracle », personne ne perd la face, puisque instantanément, devant une dizaine de mines sidérées, dans sa longue robe Balenciaga, la Lady se met à genoux en vue de recueillir confiseries et pâtisseries sauvages pour les remettre, le visage éclairé d'un grand sourire, dans l'étui du saxophone.
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La prestation particulière
Le responsable de la formation évoquée dans les deux épisodes précédents est contacté par un riche industriel pour animer une soirée privée dont les particularités sont à découvrir sur place. Une de ces particularités a semble-t-il pour objet le substantiel multiplicateur du tarif habituel. Mais les temps ne sont pas propres au dédain des petits mystères, ni à faire la fine bouche à tous propos. La troupe de jazzmen se présente à l'heure dite et au lieu dit, un manoir de taille importante, plutôt lugubre, implanté dans une zone à faible densité de population. Dès leur arrivée, on guide les musiciens vers une porte de service avant de les faire passer par les méandres de multiples couloirs obscurs jusqu'à un espace bien éclairé, adossé à un immense rideau rouge, où trône un grand piano à queue d'une marque prestigieuse. Mais voici l'arrivée de l'industriel commanditaire, la mine partagée entre la gêne et l'égrillard. Puis c'est l'obséquiosité outrancière, et enfin le sourcil se fronce et tous comprennent que c'est l'heure de la négociation. Faisant suite à l'annonce d'un cachet accusant le triple de l'ordinaire, une certaine fausse complicité s'installe dans le ton choisi pour exposer la contrepartie de cette apparente générosité. Il est exposé aux musiciens que la soirée rigoureusement privée est réservée à une certaine classe de clients étrangers soumis dans leur pays à des pressions sociales extrêmement rigides et pudibondes qui devraient pouvoir, buisines oblige, accéder à la manifestation de leurs pulsions primaires sans aucune contrainte au moins l'espace de quelques heures. Ce processus, dûment conseillé par un psychologue d'entreprise mandaté pour le nouveau plan de communication de la firme consiste, à un moment choisi de la soirée et par un stratagème catalytique particulier, à inviter les convives à quitter la totalité de leur vêtements, ce qui réussit toujours à coup sûr, sous certaines conditions. Il est donc nécessaire que les musiciens, qui doivent saluer par une vibrante prestation musicale l'aboutissement de cette curieuse démarche vestimentaire se présentent, à la faveur d'un rapide lever de rideau, dans le même appareil que les joyeux invités. L'indignation remplace rapidement la stupeur dans l'orchestre mais elle s'efface rapidement sur la promesse de remplacer par 4 le facteur 3 pour le traitement arithmétique du cachet en plus de l'autorisation du maintien sur scène de tous les lutrins. La préparation costumière est lente et hésitante mais s'achève au moment voulu, juste à temps pour choisir le thème qui accompagnera le lever de rideau. Au signal donné, la musique démarre et le rideau rouge s'élève aussitôt sous les sarcasmes des invités… vêtus de smokings et de robes de soirée.
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rquad.jpg   FOS © 5 janvier 2014

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