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Le miroir à trois faces

Notes

Frédéric O. Sillig



Peu généreuse, la nature avait doté un croquant, partageant avec mon père certaines activités nautiques, d'un profil communément appelé « en casse-noisette ». Aussitôt ce dernier l'avait cruellement baptisé « Tchaïkovski ». Bien entendu, j'ai hérité de cette manie compulsive d'affubler un surnom aux gens que l'on rencontre, abstraction faite des « IISS»01. D'où un sentiment personnel de dépouillement puisque je n'ai pas connaissance d'avoir été sobriqué de manière qualifiante par quiconque. À l'exception de trois personnages furtivement croisés dans mon existence. Par le plus grand des hasards, ces derniers ont un point commun en plus. Celui de ne pas être de complets anonymes.
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Révolte
Mon camarade de classe est américain, il joue très bien au basketball , il mesure au moins un mètre quatre-vingt dix et il porte un nom courant dans son pays. Me voilà un soir chez lui, dans sa maison au bord du lac. Il me présente à son père et à son ami venu prendre l'apéritif . On m'installe. On me met un verre de whisky dans la main. Je réalise à peine que je suis assis entre deux monstres hollywoodiens; entre « Sunset Boulevard» 02 et « The King and I»03. Je suis très à l'aise, aidé par le bourbon du premier – qui le tuera 18 ans plus tard – et la conversation du second qui porte sur l'ensemble de nos tares communes: tabagie – qui le tuera 22 ans plus tard – , nationalité et passion pour la guitare. Je n'échappe pas à l'anecdote budgétaire de Cécil B. DeMille04. Le nuage de fumée qui nous entoure s'épaissit de plus en plus. Cocteau, Paris, le remake des « Sept samouraïs » récemment tourné05 étoffent notre propos qui dérive sur le Viêt Nam. Nous sommes deux à approuver la politique de retrait qu'essaie d'instaurer John Kennedy06 mais sur la démarche globale étasunienne, mon indignation est plus que véhémente, et je le fais savoir. L'heure du dîner approche. Je me suis éloigné vers mon condisciple basketteur lorsque je vois l'illustre crâne d'œuf se lever pour prendre congé et déclarer, me désignant :

   — Il faut que j'aille saluer le guitariste révolté ! 

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Drôle de chasse
Aujourd'hui notre cousin Géa07 déjeune à la maison. Il est convenu que mon père l'attende à la gare et je suis autorisé à l'accompagner. En route nous nous arrêtons pour l'apéritif dans une brasserie de la ville où quelques huiles du crû et d'ailleurs ont leurs habitudes. L'entrée du cousin, communiste notoire et ancien complice de Picasso, ne passe pas inaperçue. Surtout du professeur Eddy Bauer08, déjà en phase tertiaire d'éthylisme dominical. Il faut préciser que cet historien jouait ici le rôle de porte parole local officiel du mouvement d'extrême droite de Charles Maurras et qu'il fût durant presque toute la 2ème guerre mondiale dans le collimateur de mon père, alors lieutenant de Roger Masson09. A sept ans, je ne comprends pas bien la substance ni le mobile des propos échangés à voix fulminante dans cet établissement populaire mais parfaitement digne. À défaut bien sûr de connaissances suffisantes en ornithologie. Mais je me souviens parfaitement d'une phrase émergente des hurlements de mon cousin et de l'échange qui a suivi:

   — Bauer, vous êtes royaliste… mais vous n'hésitez pas, chaque mois…
   — Et vous.. vous êtes un su…
   — … à puiser chaque mois, vos gages dans les caisses de la République.
   — Et vous.. vous êtes un su… su… suppôt de Staline !
   — Bauer, vous êtes laid, vous me dégoûtez… vous n'êtes qu'un saurien à lunettes !

Une scène qui réjouit ici davantage de gens qu'elle n'en indigne. En premier lieu, l'auteur de mes jours dont la détestation de ce personnage était semble-t-il motivée par actes liés au dernier conflit mondial qu'il n'a jamais jugé utile de rendre publics. Toujours sans lâcher un traître mot, à ce propos, mon père ne s'est pas gêné d'afficher une mine particulièrement réjouie à l'écoute des épithètes fleuris proférés par son cousin. Un habitué de la table d'angle, côté terrasse, a l'air aussi particulièrement ravi de ce spectacle impromptu au point de n'en pas perdre une miette…
En grandissant, j'ai peu à peu mesuré l'importance, de cet homme corpulent avec qui j'échangeais un discret bonjour à chacune de mes intrusions dans cette même brasserie. Un jour, arrivé à l'âge adulte, me voici seul à sa table sur son invitation devant une Tuborg. Sur un ton de confidence, il m'explique que le notaire cousu d'or assis deux tables plus loin est son voisin. Et qu'ici, il a l'habitude de commander un thé et un verre d'eau chaude, ce qui permet à son avarice de fabriquer un deuxième thé avec le verre d'eau gratuit et le sachet usagé. L'autre jour le même notaire s'est plaint, par le truchement d'un courrier comminatoire, de l'intrusion, dans son jardin, du chien de mon interlocuteur. Ce à quoi ce dernier n'a pas manqué de répondre, me dit-il, par un avis de transmission à son épagneul d'une photocopie des dites doléances. Me voici devenu le confesseur de l'auteur de «la Visite de la vieille dame » ; tout au moins de ses ironiques frasques vicinales. Mais ce qui me sidère, c'est qu'il est parfaitement conscient que le petit garçon qui accompagnait naguère un illustre acteur du tonitruant épisode du « saurien », c'était moi. En désignant le crocodile brodé qui a maintenant l'habitude d'orner ma poitrine, il me dit : « Je vois que dans votre clan, vous n'avez jamais cessé de jouer les chasseurs de sauriens. » Hélas « Der Jäger von Sauriern » reste à jamais le titre d'une pièce que ce grand dramaturge10 a eu le tort de ne pas écrire. Mais nos quelques rencontres, malheureusement rares, qui ont suivi ont toujours été étiquetées par :

   — Voici le chasseur de sauriens !

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Vol de jour
Mon copain est musicien. Je ne joue pas dans sa formation mais parfois je le côtoie à la faveur de bœufs qui ne sont pas « sur le toit» 11 mais dans des caves fort humides. Sa qualité de contrebassiste et d'ancien guitariste nous donne l'occasion de nous rencontrer pour échanger des grilles harmoniques. Ce jour-là nous sommes chez lui, dans sa cuisine, devant un café. Il ouvre le réfrigérateur et me propose un yaourt à la banane, que j'accepte, et s'approprie celui qui est à l'ananas. Nous poursuivons notre dissertation musicale. Une bonne demi-heure plus tard, voilà que son père, après une irruption discrète, demande, devant le frigo ouvert, où sont passés SES yaourts. Ravi, mon camarde me montre du doigt :

   — C'est lui qui vient d'avaler le dernier !

Pas de propos vexatoire de la part de la victime annoncée de mon involontaire larcin, mais quelques paroles teintées d'une habile ironie destinées à atténuer les audaces accusatoires de sa progéniture. On fait chauffer de nouveaux cafés. Une conversation s'engage. Le bal de Normale Sup', les 90 mètres qui séparent mon ancien domicile d'avec celui de son copain Jean-Paul12. La manière de retenir un texte que l'on doit exposer sans notes devant un public… Voilà que mon ami se prépare pour partir chez son dentiste. Je me lève pour sortir avec lui.

   — Restez !

Je reste. La conversation continue, prodigieusement passionnante pour moi.
De Gaulle, Napoléon – le « Hitler français » pour mon interlocuteur – , Hugo, le capitaine Dreyfus, Clemenceau, le Traité de Versailles mais aussi Voltaire. Des sujets tous déjà retenus par les passions de mes dix-sept ans. La conversation bifurque sur le refus du fauteuil qui était offert à maintes reprises à « ma victime », quai Conti13. L'obligation déshonorante de faire des « visites » aux académiciens pour, « le dos rond » (sic), solliciter leur suffrage, en était une des principales raisons. Pour moi, une leçon, retenue toute mon existence. Une leçon convertie en doctrine. Me voici aussi rasséréné de manière magistrale face au léger doute qui pesait sur mon éducation, pourtant fondée sur un anticonformisme stable. Même François Mitterrand notera au sujet de mon interlocuteur « Il est tenu en lisière par les Académies, ignoré par les ondes officielles parce qu'il écrit avec l'encre de la passion, parce qu'il aime confondre les idées reçues et redresser les torts de l'Histoire. »
Hélas jamais je n'ai retrouvé l'occasion d'un tête à tête avec ce grand homme14 si ce n'est quelques évanescents propos échangés dans un office postal ou dans le foyer d'un cinéma dans lequel on donnait quelque Western bien manichéen. Mais chaque rencontre était saluée de la même sentence.

   — Et voilà mon voleur de yaourts !



rquad.jpg   FOS © 4 mars 2009

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[01]  Incolore, inodore, sans saveur.  [ retour ]
[02]  Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule) Film icône de Billy Wilder tourné en 1950 (trois Oscars) avec Erich von Stroheim , Gloria Swanson avec pour premier rôle notre hôte William Holden.  [ retour ]
[03]  Le Roi et Moi (The King and I) film musical de Walter Lang, sorti en 1956 avec Yul Brynner tiré de la pièce que ce même acteur joua plus de 3000 fois.  [ retour ]
[04]  Yul Brynner avait l'habitude de raconter que lorsqu'il était jeune réalisateur TV dans les années 40 pour Cécil B. de Mille, il avait en cours de tournage dépassé de un million de dollars le budget accordé. Après une nuit blanche, il est allé tremblant de peur demander au producteur de quoi terminer le film. De Mille lui a alors accordé cinq millions de plus contre l'assurance de pouvoir, au final, voir sur l'écran chaque centime alloué.  [ retour ]
[05]  Les « 7 Mercenaires », film de John Sturges (1960) dont le rôle principal revient à Yul Brynner. En fait, une transposition en western du chef d'œuvre de Kurosawa « Les sept Samouraïs »(1954).  [ retour ]
[06]  À ce moment, John F. Kennedy n'a plus que quelques semaines à vivre.  [ retour ]
[07]  Georges Augsburger (1902-1974) dit Géa Augsbourg. Peintre, aquarelliste, sculpteur et caricaturiste.  [ retour ]
[08]  Eddy Bauer (1902-1972). Professeur et historien, animateur d'un mouvement d'extrême droite révolutionnaire.  [ retour ]
[09]  Roger Masson (1894-1967) Chef du renseignement suisse pendant le 2ème conflit mondial.  [ retour ]
[10]  Friedrich Durrenmatt (1921-1990). Écrivain et dramaturge de langue allemande mais aussi peintre.  [ retour ]
[11]  Le « Bœuf sur le toit », fameux cabaret parisien où Juliette Gréco fit ses débuts de chanteuse.  [ retour ]
[12]  Sartre.  [ retour ]
[13]  Il s'agit bien sûr d'un fauteuil à l'Académie Française.  [ retour ]
[14]  Henri Guillemin (1903-1992). Historien, écrivain spécialiste du XIXème siècle. Remarquable conférencier, il était considéré comme anti-conformiste, et par certains, polémiste.  [ retour ]

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