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Le Meilleur des mondes

Notes

Frédéric O. Sillig



Descendant direct de Guillaume le Taciturne01, mon père ne peut esquiver cet atavisme qui semble devenu congénital, et qui, en toute logique, s'est répercuté sur ma misérable personne. C'est probablement la raison pour laquelle il ignore pratiquement tout des frasques qui ont pu me faire sortir de l'enfance avant l'heure officielle : Mes activités sportives déjà internationales, mes prestations multitâches dûment tarifées sur un circuit automobile, mes raids aventureux avec mon ami Pierre02, au pays de Tito et dans la Grèce de Paul 1er, ma fréquente et musicale association avec les icones du blues et du jazz, sans oublier mon ultime soustraction à une fatale « corvée de bois » qui a failli finaliser mes errements algérois de 1961. La vision de mon père sur le degré de désinfantilisation qui m'échoit lui est semble-t-il occultée par la régurgitation dont j'ai pu faire l'objet par nombre d'établissements, au motif de mon attitude réfractaire aux humanités fractionnées par doses quotidiennes, prescrites à l'obédience d'une posologie imposée. La résultante en est, nonobstant mon agnosticisme déjà notoire, une inéluctable inscription dans un internat religieux, par ailleurs catholique jusqu'au manche du ciboire.
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Dès mon arrivée – tardive – dans l'établissement, j'ai le plaisir de me voir plongé dans le bien être d'une atmosphère véritablement carcérale, aux sens propre du terme et même au figuré, dans laquelle l'environnement acoustique alterne entre le silence total et la résonnance du moindre choc avec le temps de réponse de celui d'une basilique gothique à cinq nefs. Même le froissement des soutanes y est assourdissant. Nous sommes loin du tumulte de la vie laïque qui, chaque instant nous pousse, vers la tentation d'une éventuelle dérive intellectuelle qui pourrait nous inciter à réfléchir ou même à penser. Tout est y fait pour soulager les esprits du moindre effort cognitif déviant. Une surveillance constante est mise en place pour éviter les affres d'une remise en question de la substantifique moelle qui nous est transfusée. Les déplacements sont précautionneusement canalisés, les conversations autorisées au plus quelques minutes par jour, les lectures surveillées et certaines vouées à une sagace excommunication. Le confort du lieu est aussi matériel. Au sein du casernement, heureusement expurgé de toutes futiles fioritures, les heures de sommeil sont limitées afin de braver le sinistre Éloge de la paresse. Une nostalgie toute moyenâgeuse préserve aussi notre hygiène corporelle d'une trop importante perte de temps à lui consacrer. Ce qui concourt, certes avantageusement, à un tel principe d'économie – la cupidité de Vespasien lui-même en serait heurtée – réside en la stricte limitation temporelle de l'utilisation des lieux d'aisance.
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Et par bonheur, si une quelconque situation d'adversité devait survenir, impossible de se vautrer dans le nauséabond brouet du collectivisme rampant, celui qui s'abaisse à mendier un réconfort ou un soupçon de complicité auprès de ses compagnons d'infortune. Dieu merci, d'autres valeurs s'opposent ici à cette déchéance : La délation, le cafardage, la fouille des placards, le vol d'objets personnels, l'omerta, l'ostracisation des incroyants, – même celle des parpaillots – les sourires méprisants rehaussés de regards torquemadesques.

Assurément, Aldous Huxley03 ne me contredirait pas :
Ici, c'est « Le Meilleur des mondes04 ! »

Je fais très vite le constat que ma présence en ce lieu ne sera qu'éphémère… « Ce que vivent les ro… » (Ici, Malherbe est censuré) ! En d'autres termes, la levée d'écrou ne saurait tarder !
La gouvernance de l'établissement est assurée par des chanoines qui sont peu nombreux à se hasarder dans l'édification des consciences assoiffées d'humanités filtrées. Cela échoit en revanche à une cohorte de personnages trop éduqués pour les missions qui leur ont été assignées. De nationalités diverses, ils sont tous frappés d'un étrange souci de discrétion sociale. Peu à peu on apprend que le prof' de sciences naturelles05 faisait partie de l'état-major personnel de Mussolini, que le prof' de physique06 était officier de police à Belgrade, que le prof' de chimie07 a été déchu de son doctorat à Bologne, que le pion du réfectoire08 ne « peut » plus revoir sa famille à Palerme, que le prof de gym'09 , champion de boxe au bataillon de Joinville, a fait l'objet d'une « démobilisation », que le pion de l'internat10 est en attente de jugement pour une « affaire sensible très particulière ». La cerise sur le gâteau pâtissier est incarnée par un ressortissant franco-grec, au profil de médaille et d'une obésité déjà bien amorcée dans une cinquantaine essoufflée. Il est doté d'une voix de stentor portant l'accent roulant des faubourgs de Salonique, des battoirs impressionnants qui au quotidien martèlent la nuque et l'échine des élèves récalcitrants à ses caprices et servent occasionnellement à déchirer en mille miettes les livres de l'édition du « Marabout » dont il abhorre la prétendue décadence. Il est en proie à une obsession délirante pour « Andromaque » dont il s'obstine à en faire apprendre par cœur les 1648 alexandrins aux potaches résignés sous le joug d'un barème particulier (zéro faute = 10 ; une faute = 6 ; deux fautes= 0). On peut imaginer que le sobriquet de « Buthrote » qui est le lieu11 où Jean Racine a placé l'action de cette tragédie, lui a naguère été attribué en raison d'un excès de la citation de ce toponyme. Ce singulier personnage assure les classes de latin, de français et fait office de surveillant de « l'étude » qui se déroule jusque tard la soirée et dont la quiétude est souvent troublée par les hurlements de l'individu, parfois ponctués de démonstratives voies de fait. Il est toutefois curieux que jamais ne s'est produit de sa part le moindre de débordement sur ma personne ni même la plus infime impolitesse.
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Voilà qu'un nez saigne, probablement cassé. Celui d'un fils de banquier qui a eu l'excellente idée de vouloir s'approprier les 10 grammes de beurre, censés atténuer l'austérité de mon petit déjeuner. Une interruption de la suite du traitement est proposée à ce croquignol contre la cession de sa propre part de beurre durant une semaine. Pas d'omerta pour cette fois. Mais une délation claire, franche, précise et caractérisée, comme au bon vieux temps de la Carlingue12. Je suis donc interpellé en catimini par le Préfet qui m'inflige une pénitence qui consiste à recopier quelques centaines de fois une phrase insipide et moralisatrice. La peine est purgée lors de l'étude du soir, bien entendu sous la surveillance de Buthrote. Mais la convoitise d'une prochaine levée d'écrou m'incite à remplacer la triste recopie par un texte de quatre ou cinq pages à l'image de la fameuse chronique « La Cour » du « Canard enchaîné » dont je viens d'entamer ma 5ème année de lecture assidue. Une rubrique13 en page 4 de « l'hebdomadaire satyrique paraissant le mercredi » qui dépeint le Général de Gaulle sous la forme d'un monarque du XVIIe siècle et du début du XVIIIe – évidement Louis XIV – parodiant les derniers événements de la semaine dans le style d'écriture des Mémoires du duc de Saint Simon14. Le texte punitif qui est déposé dans le casier du Préfet est donc un pastiche de « La Cour » briguant son style originel, stigmatisant la plupart des personnages de l'école, professeurs, surveillants et direction, en les affublant de sobriquets explicites et les plaçant dans des situations grotesques qui caricaturent la perversité de leurs nombreux penchants.

Le lendemain, vendredi 22 novembre 1963, je ne perçois, de toute la journée, aucune réaction du Préfet, ni de la direction. Mais par un étrange phénomène, encore ignoré aujourd'hui, tout le monde semble être au courant de ce crime de lèse-chanoinie. Y compris mon prof' de français, le bien aimé Buthrote, qui ne m'a jamais adressé la parole que pour me rendre mes copies, toutes taxées d'un zéro pointé. Le voilà qui déboule vers moi avec un grand sourire rempli d'empathie alors que j'attends le début de l'étude du soir, comme d'habitude, isolé de mes condisciples auxquels il ne prête aucune attention. Serais-je passé du rang d'Epsilon-moins à celui d'un Béta ou d'un Alpha15 ? Bien entendu sans me parler – peut-être l'ignorait-il – de mon exclusion de l'établissement qui me sera signifiée le lendemain matin par le Recteur, il me dit sur le ton de la confidence :

   — Voilà quelque chose qui vous intéressera !
   — ???
   — Le Président Kennedy a été assassiné16 il y a une heure !

Il a évidemment évité de m'informer de la mort d'Aldous Huxley survenue le jour même.
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rquad.jpg   FOS © 8 juin 2020

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[01]  Guillaume d'Orange dit « Le Taciturne »  WIKIPÉDI  [ retour ]
[02]  Pierre Souaille qui est mort pendant l'écriture de ce texte.  [ retour ]
[03]  Aldous Huxley WIKIPÉDI  [ retour ]
[04]  Le Meilleur des mondes WIKIPÉDI  [ retour ]
[05]  Surnommé « La pompe à huile (de ricin) ».  [ retour ]
[06]  Surnommé « L'Oznaniste ». L'OZNA = Ancienne police secrète de Tito, coupable de nombreux crimes épouvantables.  [ retour ]
[07]  Surnommé « La Vahiné des éprouvettes » en raison de son patronyme Taitti.  [ retour ]
[08]  Surnommé « Cosa vostra »  [ retour ]
[09]  Surnommé « La Quille ».  [ retour ]
[10]  Surnommé « Prototype »  [ retour ]
[11]  Ville de Buthrote  WIKIPÉDI  [ retour ]
[12]  La carlingue : La Gestapo française WIKIPÉDI  [ retour ]
[13]  « La Cour », ancienne rubrique du Canard enchaîné des années 60 - Texte de André RIBAUD, Dessins de MOISAN WIKIPÉDI  [ retour ]
[14]  Saint Simon Mémorialiste de la cour de Louis XIV WIKIPÉDI  [ retour ]
[15]  Castes de la société dans le Meilleurs des mondes WIKIPÉDI  [ retour ]
[16]  Assassinat du président Kennedy WIKIPÉDI  [ retour ]

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