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La petite muette

Notes

Frédéric O. Sillig



Les souvenirs militaires n'ont souvent d'intérêt que confrontés à la fadeur d'une vie civile. Je les déteste... et encore plus leur évocation.
Et pourtant quelques fois je repense avec amusement à cet individu diaphane, laid, chétif, sans personnalité aucune, qui, grâce à son récent séjour dans un internat immanquablement bien franchouillard, selon lui, catho jusqu'au manche du ciboire, connaissait par cœur toutes les chansons de corps de garde de la création; et qui en l'espace de temps nécessaire à l'entonnement des sept strophes de « La Digue du Cul » est devenu, à l'image d'une divinité, la figure centrale, la plus adulée de la compagnie. Ou alors à cet ex-légionnaire à qui une bleusaille d'officier de milice avait ordonné de tirer sur un « char-attrape »01 avec une roquette d'exercice en caoutchouc, et dont l'expertise a causé la détérioration complète de l'engin sous l'effet d'une visée basse induisant l'insertion du vecteur dans le système de transmission du véhicule. Un tir adroit et astucieux précédant une annonce faite devant le désarroi muet du « supérieur », sur un ton sentencieux, mais volontairement routinier : « Char neutralisé ! »
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Mais la plus colorée de ces histoires me traverse la mémoire en certaines circonstances choisies. La voici.
Il me fut donné de faire mon apprentissage de fantassin les derniers mois précédant la disparition du cheval dans l'infanterie de campagne. Les longues nuits de garde en caserne pouvaient alors être ponctuées de petites incursions dans les écuries d'un effet salutaire tant pour l'aspect purement thermique que pour la chaleur du contact avec la plus noble conquête de l'homme. Étant dit que pour moi, le conquis a toujours été moins décevant que le conquéreur. Ici les deux travées de stalles sont séparées par une allée pavée d'asphalte que l'on doit longer pour arriver au fond de l'écurie devant la porte de la sellerie où trône toute la nuit, assis sur un tabouret, le garde d'écurie. Ce dernier relevé que toutes les six heures a pour mission, outre les traditionnelles consignes d'alerte, de maintenir sous peine de sanctions, propres et exemptes de tout crottin les deux rigoles qui courent le long de la voie centrale. Cette nuit le personnage titulaire de cette honorifique fonction est particulièrement fruste. L'accent sur lequel flotte son vocabulaire qui peine à atteindre le basique trahit une provenance dont la proverbiale réputation n'est pas porteuse de la moindre velléité au service des standards de l'hygiène corporelle. Je m'approche de lui pour fraterniser, condoléer sur notre sort commun, et peut-être sceller notre appartenance à la même classe animalière. Mais il n'est pas content. Je lui bouche la vue. Il me le fait comprendre sous la forme d'une sentence dominée par des onomatopées illustrées de rictus successifs rompant toute symétrie faciale. Lorsque je me trouve à sa hauteur, il me fait signe de me placer à côté de lui. Je viens de comprendre que sa préoccupation majeure réside en un dilemme qui subsiste à son insu entre l'objectif hygiéniste de sa mission et le taux de croissance du poil qu'il doit avoir dans la main. Il surveille le mouvement de la queue des chevaux; au moindre frémissement. Son regard fixe l'alignement des couards qui surgissent des deux rangées de postérieurs comme réglés au cordeau sur une ligne de perspective à un point de fuite. La raison en est qu'une intervention rapide en cas de commission avérée peut lui épargner un curage du sol à l'aplomb de la croupe de l'animal voire un éventuel repaillage. Il semble assez pétrifié par le risque de rater pareille opportunité d'optimiser la consolidation d'une litière. Le cou est crispé, le sourcil est froncé. Les avant-bras sont posés le long des cuisses, la paire de sabots qu'il porte s'appuie sur les pieds du tabouret comme dans des starting blocks. Je ne dis rien pour ne pas déranger. En fait, je me demande comment repartir. D'un seul coup je vois le garde s'élancer. Effectivement une queue fait mine de se lever vers la porte extérieure sur la travée gauche, à l'opposé de là où nous sommes. Il l'a vue avant moi. Le voilà qui court mais à ma grande surprise, sans emporter le moindre récipient. In extremis, le voilà arrivé derrière le cheval en instance, et d'un geste vif retire son calot pour l'offrir comme réceptacle à l'objet de la noble et équine défécation. Drôle de réflexe me dis-je. Démarche inepte au plan de la méthode et de l'ergonomie puisque le nettoiement du sol a été troqué contre celui d'une coiffure textile, à l'évidence beaucoup moins pratique. C'est alors que je vois le garde vider l'éphémère contenu de son couvre-chef dans un seau destiné à la fumière. Maintenant il revient à son poste d'observation en secouant violemment son bonnet. Il se rassied, et l'enfonce tranquillement sur sa tête, puis se tourne vers moi.

   — Moins une, bordel !


rquad.jpg   FOS © 16 janvier 2009

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[01]  Véhicule faiblement blindé devant servir de cible mouvante à des tirs de roquettes ou de grenades d'exercice sans charge explosive.  [ retour ]

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