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Noces en post-scriptum

Notes

Frédéric O. Sillig



Une brasserie sombre et exiguë un jour de l'automne 1966, je crois. Je tente de m'isoler des vociférations des pochards coutumiers de l'endroit, à une table en fond de salle. J'en suis déjà à mon quatrième café et ma quinzième Gauloise. Avec beaucoup de mal, je prends des notes pour un texte à publier dans une gazette locale. Le bouclage est dans quatre heures. J'ai encore le temps. Fuyant aussi le vacarme qui provient du bar, une jeune femme me demande asile. Elle est d'une grande beauté. Un peu plus âgée que moi, elle fume tout autant, mais pour ce qui est de la tisane, Audiard dirait plutôt que c'est du brutal. Une pointe d'accent étranger dont j'ignore l'origine. Un regard lointain, triste, désespéré. Mais un regard qui ne laisse pas indifférent. Tout comme moi, elle rédige un texte sur une feuille de papier que je crois être l'envers d'un set de table. À court d'allumettes elle me demande du feu. Le couvercle de mon Zippo à peine fermé, voilà qu'elle m'interroge sur l'orthographe d'un mot en français. Mais elle n'est pas certaine de sa bonne utilisation dans son contexte, je lui propose des synonymes. La conversation est engagée. L'écriture, la littérature, la langue française qu'elle me dit détester puisqu'elle lui a été imposée à son arrivée ici en 1956. Je comprends alors que c'est de la Hongrie qu'elle est partie, pour, me dit-elle, travailler dans une usine d'horlogerie durant plusieurs années sans se priver d'écrire des souvenirs et des poèmes. Elle me dit se résoudre maintenant à devoir le faire en français puisque sa langue maternelle ne lui appartient plus. J'essaie de la convaincre de la richesse et de la valeur de cette langue en plus du patrimoine culturel qu'elle représente. Cela même pour les étrangers qui l'ont adoptée définitivement. Troyat, Cioran, Apollinaire, Ionesco, la Comtesse de Ségur, Gary, Sarraute. Je me souviens même de lui avoir cité Semprun, que j'ai eu le plaisir de rencontrer par hasard à Paris, beaucoup plus tard, en 2004.
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Je commence à bien comprendre son sentiment de déracinement, son incommensurable instabilité. Pour faire diversion, je lui fais part de ma difficulté pour l'écriture et de ma volonté de soigner mon style même pour un banal article de promotion musicale dans une feuille de choux. En proie aux mêmes difficultés, certes pour des raisons différentes, elle m'explique une méthode qui lui permet de maintenir sa tête hors de l'eau. Soit, écrire les faits dans le style télégraphique le plus ordinaire. Sujet, verbe, complément. Placer ensuite ces locutions dans l'ordre dans lequel on souhaite qu'ils soient perçus par le lecteur, avant de les fusionner avec parcimonie. Puis améliorer les formules par le possible remplacement des épithètes par des substantifs auto-qualifiants. Et surtout éviter les propositions relatives en juxtaposant des phrases extrêmement courtes. Je n'ai jamais oublié cette manière de faire et m'en suis servi à maintes et maintes reprises pour le moins dans les ébauches des textes à rédiger et parfois même dans les textes définitifs.
Deux ou trois fois encore, au même endroit et avec plaisir, j'ai pu bavarder avec cette énigmatique personne. Quoique son désespoir fût pesant, parfois très lourd à supporter. Je me suis souvent interrogé sur la nature exacte de l'influence de la fragilité d'un équilibre sur la violence des propos que l'on pouvait proférer. Bien entendu transposée dans un autre domaine, cette férocité verbale me faisait penser à celle de Céline ; Louis-Ferdinand, je précise.
Après mon départ pour Paris, je ne lai plus jamais revue. Mais je pense à elle et sa « méthode » chaque fois que je rédige un texte, c'est-à-dire tous les jours.


À la même époque, à exactement soixante-dix mètres à vol d'oiseau de cette brasserie « sombre et exiguë », je tombe sur un personnage prénommé Jean-Pierre rencontré naguère avec son frère sur des tatamis de judo. Une fratrie que mon père connaissait par ailleurs très bien. Du fait qu'il avait, durant une bonne quinzaine d'années, son bureau situé au dessus de l'appartement de leur enfance. L'un d'eux est devenu « rédenchef » d'un paisible quotidien à qui il avait imprimé une orientation éditoriale très affirmée au point d'être qualifié d'ayatollah par toute la classe politique de la région. Celui qui me fait face est devenu un photographe émérite.
Conversation sur le judo, la musique et… la photographie qui commençait à m'intéresser vivement. À ce propos, mon interlocuteur me dit, au détour d'une phrase, que « Rien ne sert de chercher des sujets de bonnes photographies, des centaines se trouvent partout, sous notre nez, dans un rayon de trente mètres, mais il faut les voir. »
Je n'ai plus jamais croisé ce remarquable professionnel, mais chaque fois que je mets la main sur un appareil de photo, je me souviens aussitôt, comme par magie, de cette sentence.
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Le post-scriptum :
Voilà une « méthode » et une « sentence » qui m'accompagnent pratiquement au quotidien depuis plus de 50 ans lorsque, par pur hasard, j'apprends que les deux personnages qui me les ont respectivement instillées étaient mari01 et femme02


rquad.jpg   FOS © 5 août 2017

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[01]  Jean-Pierre Bailliod devenu créateur et dirigeant d'une agence de presse. [ retour ]
[02]  Agota Kristof devenue un écrivain remarquable, qualifiée par certains de « Figure majeure de la littérature francophone du XXe siècle ». Lauréate de bien des distinctions dont le prix Schiller et titulaire d'une nomination au Goncourt.  WIKIPÉDI [ retour ]

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