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Nostalgie maritime

Notes

Frédéric O. Sillig



CONSOMÉ MADRILÈNE
ROUGETS DE ROCHE
FILET DE CHAROLAIS
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Le steward s'étonne de la voracité de mes huit ans qui a rapidement dévoré l'entier de ce menu, à jamais, imprimé dans ma mémoire. « La mer, ça creuse ! » lui répond mon père qui oublie un peu sa tension de tout à l'heure. Mendes-France – qu'il déteste01– vient de s'exprimer à la radio à son départ pour Genève en vue de négocier les accords, qui dans dix jours, mettront fin à la guerre d'Indochine02.
Nous sommes le samedi 10 juillet 1954. À la mi-journée, nous avons embarqué à Marseille sur le « Ville d'Oran » à destination d'Alger. C'est la première fois que je fais la traversée depuis que mon âge me permet d'être conscient de ce qui se passe autour de moi. Le dîner achevé, une verveine03 me gratifie d'un sommeil profond et immédiat. À l'aube, mon père me réveille et m'emmène sur le pont des « Premières » pour entendre l'homme de quart crier « Terre ! » à l'approche de la côte algérienne. Inoubliable ! Le menton sur une traverse du bastingage, j'assiste à la lente émergence d'Alger la blanche de la ligne d'horizon qui sépare le bleu intense de la mer de celui plus éthéré du ciel. Je reste immobile et silencieux jusqu'à notre accostement en gare maritime. Le va et vient des remorqueurs. La passerelle. Le débarquement. Mes grands parents de substitution – Grand-Oncle et Grand-Tante – qui nous font signe du quai. Mon ignorance de ce qui va se « passer ici 04» dans quatre mois05. Mon ignorance du parcours très particulier de ce paquebot que je m'apprête à quitter et que je reprendrai plusieurs fois en alternance avec son frère jumeau le « Ville d'Alger » dont l'aventure est tout aussi mouvementée.
Si je vais résumer ici l'histoire de ces deux bateaux, c'est qu'ils ne sont pas pour moi qu'un souvenir de jeunesse, c'est une marque indélébile tatouée dans le cours de ma prime existence, et surtout une trace dans ce que l'on peut appeler… L'Histoire.
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Le Ville d'Oran est lancé en octobre 1935 à la Ciotat alors que son jumeau l'a été sept mois auparavant à St-Nazaire. Les deux bâtiments sont placés dès 1936 au service de la Compagnie Générale Transatlantique – La Transat'– pour la desserte transméditerranéenne d'Alger et d'Oran à partir de Marseille ou de Port-Vendres. L'année 1937 voit le Ville d'Oran occuper le dernier plan du film de Julien Duvivier, Pépé le Moko06 dans lequel on voit Jean Gabin, menottes aux poignets, regarder s'éloigner le paquebot dans le port d'Alger. Le remake américain07 du film tourné l'année suivante laisse cette fois son sister-ship incarner le départ au large devant l'expression nostalgique de Charles Boyer.
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La « drôle de guerre » voit les deux navires réquisitionnés. Alors que le Ville d'Alger est destiné au transport de troupes, le Ville d'Oran est converti dès 1939 en croiseur auxiliaire. Il est débarrassé de sa cheminée arrière – factice08– et armé de canons de 105 et de mitrailleuses de 13.2 mm sur tourelles. Peint en gris, il prend le nom de « X5 » et patrouille quelques semaines en Méditerranée sous les ordres du capitaine de frégate Roqueblave.
Le mois d'avril 1940 marque le début de la campagne de Norvège, destinée à couper la route du fer suédois à l'armée allemande. L'épopée voit l'engagement des deux bateaux qui, à partir de Brest, vont transporter des troupes jusqu'à Greenock puis Namsos où le « X5 » sera touché par une bombe allemande, heureusement sans dégâts vitaux. En juin, le Ville d'Alger, au sein d'une armada de bâtiments anglais et français, rapatrie les évacués de Dunkerque sur Plymouth. Réparé, le X5 retrouve son nom de baptême et rejoint son frère jumeau dans une des plus extraordinaires aventures de la marine française : L'évacuation du trésor de la Banque de France.
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La réserve de l'or national est principalement entreposée au sein d'une salle forte située sous l'hôtel de Toulouse dans le 1er arrondissement de Paris. Construit au cours des années 20, ce bunker de 11 000 m2, appelé « La Souterraine », abrite, en mai 1940, une grande partie des trois mille tonnes de métal jaune de la réserve, y compris un stock appartenant à plusieurs autres pays dont la Belgique. À l'approche de l'armée allemande, le gouvernement Paul Reynaud décide de faire évacuer l'or de la métropole vers le Canada, les États-Unis, la Martinique et l'Afrique de l'Ouest. Six cent trente tonnes sont d'abord acheminées vers les États-Unis en gage d'armes et d'avions qui doivent être livrés à la France afin de combler son déficit d'équipement. Le 30 mai, c'est à bord du ville d'Oran que deux cent tonnes d'or sont embarquées sur le port du Verdon pour être livrées aux Américains à Casablanca.
Le 16 juin 1940, il reste sept cent trente-six tonnes de ce métal à évacuer par la Banque de France, méfiante des tractations menées par Pétain. Ce stock provenant des succursales de la côte atlantique est transporté depuis deux jours par chemin de fer au fort du Portzic09 à 7 km du port de Brest ; il destiné à être évacué en Afrique de l'Ouest. À 17 heures 30 ce 16 juin, débute le transfert de l'or du fort au port de Brest où l'attendent cinq navires sous le commandement du fameux contre-amiral Cadart10 : L'El Djezaïr, l'El Kantara, l'El Mansour, le Ville d'Oran et le Ville d'Alger. Le temps presse, les Allemands sont à 50 kilomètres, leur aviation commence déjà à mitrailler le port et y mouiller des mines magnétiques. Seul responsable délégué sur place par la BDF, M. Félix Stiot tente de trouver des véhicules et de la main-d'œuvre pour le transport et la manutention. La voirie de la ville de Brest prête quelques camions qui s'ajoutent à d'autres abandonnés par les Anglais qui seront conduits par des gardes mobiles et des gendarmes armés. Sont engagées dans l'opération 150 hommes de corvée aidés par 150 marins qui seront bientôt rejoints par les détenus de la prison voisine, libérés pour la cause, mais aussi en prévision de l'imminent bombardement de la ville. À noter que la soudaine mise à disposition d'une barrique de vin, plonge les ex-taulards dans une ébriété profonde qui sera probablement à l'origine de la disparition de 395 kg de lingots et de la future « Affaire Troadec11 ». Au soir de ce 16 juin, la France passe aux mains du gouvernement de Vichy qui plus tard ne manquera pas de céder aux allemands le tonnage d'or qui reste encore en métropole et propriété de la Belgique12. À Brest l'embarquement se poursuit sous les tirs allemands qui s'intensifient de plus en plus. Pris de panique, les gardes mobiles et les gendarmes s'enfuient et sont remplacés par des marins au volant des camions. Le comptage des lingots en est ainsi interrompu. Le 18 juin 1940 à 17 heures 30, la dernière caisse est enfin embarquée et la flottille quitte le port et le chenal sans aucun dégât au moment même où, à la BBC de Londres, le Général de Gaulle enregistre « l'Appel » qui sera diffusé sur les ondes à 22 heures. Le lendemain matin les Allemands, entrent dans la ville à 10 heures. Le port de Brest sera complétement détruit. La ville entière ne sera pas épargnée non plus.
La précieuse cargaison atteint Casablanca le 21 juin, repart trois jours plus tard pour accoster à Dakar le 28 juin. Elle est débarquée et transportée à Thiès à 70 km de la capitale sénégalaise dans des installations jugées insuffisantes au plan de la sécurité. Finalement ce sera un bunker proche de Kayès au Soudan français13 qui abritera ces 736 tonnes d'or (moins 395 kg) jusqu'à la fin de la guerre qui verra cette partie du trésor réintégrer la « Souterraine » en 1946.
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Cette aventure terminée les deux paquebots reprennent quelques mois le service Marseille-Alger. Mais ils sont tous deux désarmés, fin 1941 à Alger pour le ville d'Oran, et en 1943 à Port-Bouc pour son frère jumeau.
Le ville d'Oran, réarmé par les Alliés après le débarquement en Afrique du nord, est confié à une compagnie anglaise qui le dédie au transport de troupes. Le 10 juillet 1943 il participe à l'opération Husky14 soit le débarquement Allié en Sicile. Il sera plus tard décoré de la Croix de guerre.
Le ville d'Alger connaîtra un autre destin. Début 1943 il sera saisi par les Allemands et converti en hôtel flottant, puis l'année suivante, sabordé et incendié par ses nouveaux détenteurs en pleine débâcle. Heureusement renfloué, il sera entièrement restauré en 1945, sans sa cheminée arrière.
Les deux paquebots reprennent leur service ordinaire en Méditerranée en 1948 et 1949.
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La guerre d'Algérie éclate le 1er novembre 1954. Les deux navires seront mis à contribution pour le triste exode des Pieds-Noirs en mars 1962. Dans l'intervalle, le ville d'Alger doit périodiquement interrompre son service civil pour transporter de la troupe au feu algérien.
La concurrence de l'avion et l'évolution de la motorisation des populations enclines à préférer les ferrys aux paquebots ordinaires menace de plus en plus l'équilibre financier de ces lignes méditerranéennes. Les deux bateaux seront finalement vendus à la compagnie grecque Typaldos en 1965 et 1966 et seront rebaptisés. Durant quatre ans Le Mount Olympos (ex-Ville d'Oran) desservira les ports de Venise, Le Pirée, Marseille, Haïfa avant d'être désarmé et démoli à Trieste en 1970. Quant au Poséidon (ex-Ville d'Alger), il assurera la ligne Marseille-Haïfa jusqu'en été 1968 avant d'être désarmé et livré aux démolisseurs à La Spezia le 4 juillet 1969, ce que j'ignorais totalement à l'époque.
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ÉPILOGUE
Fin juillet 1969, nous sommes en route, avec deux camarades, pour Anzio15 près de Rome où nous devons disputer un championnat d'Europe de yachting. Je propose à mes compères de bifurquer sur la « Via Aurelia » afin de jouir du magnifique paysage offert par le lungo mare, mais aussi pour moi de traverser certains endroits qui ont baigné une partie de mon enfance. Un passage obligé : la route qui longe le chantier ANSALDO en lisière de La Spezia protégé par de très hautes palissades de béton qui ne parviennent pas, lors de notre passage, à nous préserver du vacarme que produit un intense travail métallurgique. Une démolition, semble-t-il.

Le Ville d'Alger, peut-être ?...


rquad.jpg   FOS © 11 juillet 2020

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[01]  Je n'ai jamais su le motif de cette détestation. En août 1941 alors que mon père était encore « attaché » au Service de Renseignement Suisse (rejoint 4 mois plus tard), il a eu pour mission de préparer, avec l'aide de résistants savoyards, l'accueil de Pierre Mendes-France en Suisse après son évasion de la prison de Clermont-Ferrand et de l'aider à organiser sa cavale qui devra le conduire à Londres auprès du Général de Gaulle.
Que s'est-il passé à ce moment ?  WIKIPÉDI [ retour ]
[02]  Les accords de Genève du 20 juillet 1954  WIKIPÉDI [ retour ]
[03]  Une chose surprenante : Ce détail est ressurgi de ma mémoire en rédigeant ce texte après y avoir été enfoui durant 66 ans, sans en ressortir ne serait-ce qu'une seule fois.  [ retour ]
[04]  Une allusion au fameux discours du 4 juin 1958 du Général de Gaulle à Alger depuis le balcon du « GG » : « Je vous ai compris ! Je sais ce qui s'est passé ici ! »  WIKIPÉDI [ retour ]
[05]  La Toussaint rouge 1954. Premier événement déclencheur de la guerre d'Algérie  WIKIPÉDI [ retour ]
[06]  Pépé le Moko  WIKIPÉDI [ retour ]
[07]  Casbah  WIKIPÉDI [ retour ]
[08]  À cette époque le prestige des paquebots se mesurait au nombre de leurs cheminées. Ce qui motivait la construction de cheminées factices. [ retour ]
[09]  Fort de Portzic dessiné par Vauban  WIKIPÉDI [ retour ]
[10]  Contre-amiral Cadart  WIKIPÉDI [ retour ]
[11]  Affaire Troadec  WIKIPÉDI [ retour ]
[12]  Les Allemands servirent de cet or pour payer les armes et munitions qui leur étaient livrées par un pays « totalement neutre » : La Suisse. [ retour ]
[13]  Actuellement le Mali [ retour ]
[14]  L'opération Husky  WIKIPÉDI [ retour ]
[15]  Voir mon récit Anzio  [ retour ]

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