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Omertà

Notes

Frédéric O. Sillig



Avec Danièle et Vincent, notre journée est chargée. Il fait chaud. Pas vraiment le temps pour un repas. Quoique…. Une petite faim ce midi. Nous sommes dans le vieux Nice. Voilà un bouchon qui promet des pizzas modèle réduit, semble-t-il. Exactement ce qu'il nous faut. Cinq tables. Deux de libres. Des tables à quatre. La première avec une seule chaise, l'autre compte bien ses quatre sièges. Une aubaine. Les conversations vont bon train aux trois tables occupées. Animées. Un peu bruyantes. Le vin et la chaleur. Au contraire des pizzas industrielles, celles-là sont appétissantes. Le patron est seul à servir. Et très loquace. En contrepoint à l'animation collatérale, nous voici gratifiés d'un cours sur la bien facture de la pizza. Qui doit être faite avec du Cantal et non avec de la mozzarella qui n'a aucun goût. La suite donne raison à notre hôte. Une nouvelle confirmation de la perversité du conformisme.
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Des coups secs contre la devanture. Le tenancier abandonne ses petites activités et se précipite sur la porte. Encore trois coups. Ce sont des coups de canne. Il ouvre lui-même le battant et s'efface.

   — Bonjour Madame Casanova.

Sans un mot, la vieille se dirige directement vers la seule table restée libre. Les conversations cessent immédiatement. L'échine est légèrement courbée, mais par rien d'autre que l'âge. La tête est tenue haute, au contrepoids d'un chignon presque blanc qui se désintègre sur un ramage du châle gris. Seule un peu d'arthrose amoindrit le pas alerte, dénué du lest des oisifs. Les traits sont marqués du relief des épreuves muettes. Comme la fronce du sourcil et le serrement des mâchoires. Une fraction de seconde, le regard balaye l'horizon puis se fixe sur une cible sans plus la quitter. La voilà déjà installée.

   — Pour commencer, des papardelle au pistou vous feraient plaisir Madame Casanova ?.

Elle opine du chef sans tourner la tête.

   — Ensuite nous avons un bœuf mironton, vous savez avec la sauce à la sauge que vous aimez. En voulez-vous Madame Casanova?

Elle acquiesce les yeux fixes. Le patron apporte une fiasque entamée et un verre, une corbeille de pain et Nice-matin. Les conversations ne reprennent pas. Seul le bruit des couverts se fait entendre et encore, chaque client les dépose en amortie. Sans regarder la première page, elle soulève plusieurs feuillets du quotidien en le laissant à plat sur la table. Elle a l'air de chercher une seule information à un endroit précis. Sans lunettes. Elle trouve. Une grimace. Le journal est replié. L'estafier improvisé revient avec les papardelle. En désignant la gazette,

   — Toujours rien ?

Elle fait non de la tête en regardant l'assiette qu'elle attaque immédiatement. Les pâtes sont englouties en moins de trois minutes. Les couverts sont reposés sur l'assiette. Le bistrot a le dos tourné vers une de ses occupations. Trois coups de fourchette frappés sur le verre le rappelle à l'ordre pour la suite. La cocotte arrive aussitôt; avec un ravier de pommes mousseline.

   — Voilààààààà !… Bon appétit madame Casanova !

Toujours pas un mot de la part de la vieille. Peut-être est-elle muette ? Autiste aussi ? Pas un regard vers nous, qui sommes transparents. Pas un regard non plus vers les autres clients. Inexistants. Les conversations ont repris mais en chuchotant. Maintenant, la cocotte est vide, le ravier de mousseline aussi, la fiasque pas complètement. Le pizzaiolo dissident vient de desservir les chuchoteurs. Il est à l'office.

   — Giiiinoooooooooooo !

La voix est très affirmée ! Pour sûr, qu'elle n'est pas muette ! Le patron sort en courant de son antre, sachant parfaitement ce qu'elle veut. Un pot à lait tombe et se brise.

   — Un p'tit dessert Madame Casanova ?
   — …
   — Une crème brûlée, Mad… ? .
   — …
   — Une mousse au chocolat, Madame Cas…?

Les paupières s'abaissent avec un insaisissable mouvement de la tête.

   — Et avec un petit express, je pense…

Sans attendre la réponse, Gino se précipite chercher le dessert choisi parmi toutes les autres options probablement préparées à l'avance. La vieille tambourine sur le plateau de marbre en attendant.
Mes réflexions s'orientent vers des notions comme le veuvage, la protection, la piété filiale, la prison, le deuil, la tradition, la solidarité, mais aussi la terreur, la coutume, la vendetta, la menace. Je m'interroge sur beaucoup de choses. Nous sommes à Nice. Quelque chose me dit que nous ne partageons pas ici une enclave de l'espace sanctuarisé niçois souvent choisi comme base de repli des siciliennes Stidda et Cosa Nostra, de la calabraise 'Ndràngheta, ou de la napolitaine Camorra. Si l'on peut d'emblée exclure le milieu pied noir dont je connais bien des aspects, il est probable que nous sommes tombés dans le fief du milieu corse ou italo-grenoblois, particulièrement virulents dans cette ville ces temps-ci. Comme en témoignent les importantes hécatombes voyoucrates qui s'étalent quotidiennement à la une de Nice-matin.

   — Voilà votre mousse Madame Casanova !

Maintenant je m'attends à tout. Ou presque. Par exemple, de voir se profiler par ici la silhouette de « Bastien » Bonventre01, de Diavolini, « Marcel le Bègue » 02 pour les intimes, ou de l'italo-grenoblois Michel Luisi03. Tous des personnages très peu enclins à accepter de faire l'objet de quolibets et dont la proximité est toujours sujette à quelque expérience balistique. Je m'intéresse à demander l'addition… Sans trop tarder.

   — Madame Casanova, voilà votre café !

Le ristretto est bu d'un trait. Elle recule sa chaise pour partir. La canne tombe. Elle attend. Gino se baisse et la lui remet en main propre et se précipite sur la porte pour l'ouvrir.

   — Je vous souhaite une très bonne après-midi, Madame Casanova.

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Elle passe devant lui sans un regard et sans un mot. Il attend qu'elle disparaisse. La porte se referme. Aussitôt les conversations reprennent en crescendo. Je fais signe à Gino pour l'addition. Sans le vouloir, il affiche une amorce de soulagement, souvent propice à certaines confidences. Il se dirige vers nous probablement pour documenter le contexte de l'événement que nous venons de vivre. Ou peut-être le justifier. Je me garde bien de lui demander quoi que ce soit, mais je verrouille sa pupille dans l'espoir d'une piste. Une toute petite piste. Il se fend d'un imperceptible mouvement d'épaules assorti d'un air résigné et puis, voyant que mon œil réclame toujours une explication, il me la donne:

   — C'était Madame Casanova !



rquad.jpg   FOS © 30 avril 2009

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[01]  Sébastien Bonventre « Bastien » qui sera tué en 1989.  [ retour ]
[02]  Marcel Diavoloni « le Bègue » qui sera tué en 1998.  [ retour ]
[03]  Michel Luisi qui sera tué en 1993.  [ retour ]

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