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Le paillasson

Notes

Frédéric O. Sillig



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31 mars 2003

Une halte sur la route de Lille. La Haute-Marne. Danièle me dit que l'on peut entrer. Une grille de fer peinte en vert. Le portail grince un peu. Une allée bordée de feuillus à frondaison très dense. Le gravier crisse. Un banc de pierre. Nous nous y arrêtons. Le silence. Le gravier crisse à nouveau. Encore soixante mètres, Enfin, à gauche, le contournement de la seule aile du bâtiment nous fait découvrir une façade couverte de vigne vierge. Sous la corniche, les six fenêtres de l'unique étage. Au plein pied, un porche soutenu par deux piles de pierre marque l'entrée. Des piles octogonales. Un large paillasson brosse devant une porte de bois clair à deux battants. Ma sciatique me fait très mal. Une hésitation. La main sur la poignée Peut-on vraiment entrer ? La porte s'ouvre sans problème. Il n'y a pas de sas. À l'intérieur, il n'y a personne. Un couloir au sol de carreaux noirs et blancs. Un tas de bois de feu sous un escalier qui monte à l'étage Au dessus du bûcher, les traces d'une ancienne ligne téléphonique et de son poste mural. En permanence, je m'attends à entendre une voix d'outre-tombe qui me demande ce que je fais ici. J'en suis très perturbé. Une voix que je n'ai jamais entendue en direct mais une voix que je connais bien. Quand même, nous avançons. À l'extrême gauche du couloir, une salle à manger. Le style y est fruste, normand, je crois. Une table, de bois massif, une cheminée ornée de faïences hollandaises, une grande tapisserie d'Aubusson, deux amphores romaines. Nous revenons face à l'escalier. Ma sciatique me fait très mal. Un salon. À dominante Louis-Philipparde, où trône une imposante méridienne. Cossu, aménagé sans beaucoup de conviction, il semble exister parce qu'il faut bien qu'il existe. Puis une autre pièce, la dernière. Beaucoup plus avenante et confortable, on doit y vivre ou y avoir vécu. Tout au fond, comme le bout d'un chemin, dos à la façade, un grand fauteuil derrière une table de bridge à côté d'une porte vitrée qui donne sur un espace hexagonal occupé par un bureau faisant face à une fenêtre ouverte sur une perspective lointaine, la forêt de Clairvaux. À droite, un curieux coffre à cigare sur une table basse. Les murs sont recouverts de bibliothèques. Je voudrais en connaître le contenu mais ma sciatique me fait bien souffrir. Je m'approche d'un petit secrétaire près de la fenêtre prenant garde à la lampe sur pied qui barre le passage. Machinalement, je compte les lanternes de mineur curieusement alignées sur une étagère, il y en a quatorze. Ma sciatique. Il lui faut un peu de répit. Je m'affale dans l'un des deux fauteuils club de cuir marron, celui qui est le plus près de la cheminée. Je ne réalise pas encore où je suis assis, dans quoi je suis assis. Heureusement. J'échappe ainsi à un très grand malaise. Je crois mélanger la réalité et la pure fiction. En fait, je n'ai plus conscience de rien. Je suis abasourdi. Complétement. Une célèbre citation prend place dans mon esprit : « Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l'insignifiance des choses ». Je ne la soupçonne même pas d'avoir été inspirée par un cadre peu distant de là où je suis.

****


Ma jambe reposée, nous sortons. Claudiquant, je rejoins Danièle sur le plan de gravier pour regagner l'allée. Pas un mot ne sort de sa bouche, ni de la mienne. Une escale sur le banc de pierre où nous nous installons quelques minutes en silence. Le dernier rendez-vous. Un regard sur la ligne de la Côte des Bar. À nouveau, le gravier crisse. Puis le grincement de la grille verte.

Au volant, ma jambe n'est presque plus douloureuse. Alors que nous nous éloignons de Colombey-les-Deux-Églises, le propos ma compagne me fait revenir sur terre:

   — C'est bien la première fois de ma vie que je te vois t'essuyer les pieds sur un paillasson ! 
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rquad.jpg   FOS © 14 août 2013

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