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Perte sèche

Notes

Frédéric O. Sillig



Cette année-là le baccalauréat classique est mon objectif. Les errances de mes parents – et en résultante, les miennes – entre les pays et les villes ne facilitent pas vraiment l'adaptation aux différents programmes scolaires, bien que la culture méditerranéenne soit parfaitement ubiquitaire. Les choses sont maintenant aggravées par de momentanés revers financiers de mes géniteurs qui m'incitent à choisir ce moment pour entamer une double vie. Constructive, mais vivrière aussi. Des petits cachets de musicien, de pigiste ou d'homme à damier dominical sur un circuit automobile, produisent des ressources insuffisantes pour mes, quoique fort modestes, mais élémentaires besoins.
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Une pancarte sur le chemin du bahut. AIDE DE CUISINE RECHERCHÉ. Une aubaine ! Gages supplémentaire et subsistance à l'œil. Mais une grande absente, la Culture méditerranéenne. Le patron est chinois, le restaurant aussi.
Une fois acceptées les conditions inacceptables, je suis engagé au noir, de manière sciemment anonyme pour quatre soirs par semaine. Me voici plongé dans un univers mercantile où tout est compté au gramme près. Un cuistot patibulaire, asiatique bien entendu, armé de couteaux et hachoirs orientaux sépare les parties avariées des pièces de viandes qui pendent aux esses d'un local à la réfrigération intermittente avant d'en jeter le reliquat dans une bassine d'huile bouillante d'une relent particulièrement écœurant. Son globe oculaire gauche n'a pas d'iris et l'on ignore où porte le regard de son œil valide. Il n'adresse pratiquement la parole à personne mais grommelle sans arrêt des propos peu amènes à l'endroit du patron et aussi du serveur à la fausse obséquiosité orientale qui peine à maintenir son unique costume à l'abri des giclures provoquées par son éborgné collègue; préméditées évidemment.
Rien n'échappe à la surveillance du maître des lieux qui traque les faits et gestes de chacun mais surtout la moindre commission de galvaudage de nourriture fût-elle dans un état de putréfaction déjà fort engagé. Ce qui me porte à me consacrer méticuleusement à ma tâche dévolue, en plus du nettoiement général de la cuisine, à l'évacuation des rognures non destinées aux clients.
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Un train-train qui dure depuis trois jours dans cette atmosphère de suspicion permanente imprégnée de cette odeur d'huile de friture envahissante, ajoutée aux continuelles invectives proférées dans un langage composite entremêlé de mauvais français et de cantonnais. Un climat auquel je résiste uniquement dans la perspective de l'obtention de ma misérable mais indispensable obole qui devrait m'être consentie en principe le lendemain soir.
Le quatrième jour, je me rends évidement à ce qui est désormais mon travail, à l'heure habituelle, avec le cœur un peu plus léger que la veille à l'idée de percevoir enfin mon minuscule dû, gagné avec grande affliction.
Devant la porte du restaurant, trois voitures de police et une ambulance. Je peux apercevoir une brigade entière de pandores dans la salle à manger dont la porte est restée ouverte. Mon statut pas très légal de travailleur auxiliaire et anonyme me fait passer mon chemin avec empressement. Mais aussi avec écœurement face à la probable perte de mes gages hebdomadaires.

En route pour mon cours de mathématiques, le lendemain matin, je croise le serveur obséquieux, chargé d'une énorme valise et qui semble pressé de prendre le métro qui doit le mener à la gare. Il m'apprend qu'hier, avant même la mise en place du service du soir, notre Thénardier du Fleuve Jaune a été égorgé en cuisine par le cyclope.

Perte sèche !


rquad.jpg   FOS © 16 novembre 2016

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