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Un petit pas...

Notes

Frédéric O. Sillig



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     — Vous les auriez voulu à quelle température ? 

C'est la réponse faite par le patron de ce lieu, appelé en urgence par son barman en proie à la fureur d'un distingué client anglais qui se plaignait de se voir servi au bar, après quarante minutes d'attente, un plat de ravioli complètement froid. A défaut de toute prévision d'une réaction vive, l'attitude de cet esclavagiste notoire, escroc de surcroît et assidu des geôles municipales, suscita immédiatement de la part de l'infortuné dîneur, la commande flegmatique d'un copieux dessert glacé surmonté de crème fouettée napée d'un coulis sirupeux à coloration inéluctablement industrielle. Un monument lacto-confit qui dès livraison donna lieu à une discrète manifestation de recul olfactif de son récipiendaire. Resté derrière le bar, sans doute dans la crainte d'un départ prématuré du mécontent, le quinquagénaire et véreux gargotier, sur un ton excédé, jugea encore utile de cracher à l'adresse du britannique une nouvelle apostrophe :

     — Qu'est-ce qu'il y a encore ?... Y vous plaît pas ce dessert ? 

D'un geste, le taciturne sujet de sa Majesté l'invita alors à mettre par-dessus le bar son nez sur la coupe afin qu'il puisse, par lui-même se rendre compte de l'odeur... La naïveté de cet odieux individu qui s'est immédiatement exécuté, m'a valu d'assister, à ce moment et en cet endroit, à la séance de shampoing la plus sucrée qu'il m'a été donné de voir de toute mon existence.
C'est encore en ce succédané d'architecture corbuséenne, à vocation hôtelière certaine, mais d'une ambition gastronomique défleurissante dès le premier plat, qu'étudiant, pendant quelques temps, j'avais mes habitudes, y compris celle de placer un sou d'argent dans le culot de l'une des petites lampes de table chacune dotée d'un interrupteur qu'il suffisait d'actionner ensuite discrètement pour plonger la salle entière dans le noir et réitérer l'opération après chaque changement de fusible.

Mais ce dont il s'agit ici, c'est la scène qui se joue toujours en ce même endroit quelques années plus tard, un soir de 1969, ou plus exactement un matin, celui du 21 juillet.
Ce dimanche, le restaurant va rester ouvert jusqu'au bout de la nuit. Tous les consommateurs ont le trait tendu, figé par l'intérêt de ce qui va se passer, ce qui risque de se passer ou de ne pas se passer tout à l'heure . Les conversations vont bon train sur un seul sujet. Ce qui va pouvoir être vu et entendu à la télévision à un moment de la nuit dont on ignore encore l'heure exacte. Le 25ème anniversaire de l'attentat du 20 juillet contre Hitler, c'est aujourd'hui. S'agit-il de cela ? S'agit-il d'une finale de quelque tournoi sur terre battue, de ballon rond ou ovale, d'une rencontre pugiliste WBA, du résultat de quelque scrutin national, d'une fiction relatant un fait remarquable, un fait historique ? L'arrivée de Marco Polo en Chine ? Le passage de Magellan dans le détroit qui porte son nom ? La bataille de Marathon ou celle des Thermopyles ? Trafalgar ? Austerlitz ? Waterloo ? L'arrivée chez les Indiens de la Pinta et la Niña et de la Santa-Maria avec Christophe Colomb à son bord ? Rien de tout cela. mais l'atmosphère devient de plus en plus animée et au gré des tablées on assiste à tous les discours pontifiants, les précisions académiques, les supputations grotesques, les confusions élémentaires ou les espérances naïves, en bref, la fourniture interactive de toutes les informations cliniques par ego interposé d'un échantillon presque représentatif de l'humanité éduquée.
Et pourtant une tache dans cet environnement mouvementé et pétulant. Dos au poste de télévision, le même patron, dans l'intervalle devenu presque obèse, le faciès rougeaud, le dos rond, aux prises dans une permanence soutenue avec un tertre de spaghetti bolognese. Continûment une énième assiette issue du plat couvert à la dimension d'un grand saladier qui aurait pu faire figure de tonneau des Danaïdes, en proche juxtaposition à une fiasque de chianti dont la ligne de flottaison cachée derrière la coque de paille semblait aussi faire l'objet d'une constante et miraculeuse remise à niveau. En contrepoint à l'activité itérative de ses mandibules, comme mues par des bielles de locomotive, les gestes de cet individu se limitent à la mécanique translation d'approximatives torsades de pâtes dégoulinantes de graisse à partir du creux de l'assiette jusqu'à l'entrée de son orifice buccal. La phase finale du mouvement transitaire est chaque fois assurée par un glutineux et sonore processus de dépression périodiquement lubrifié par de massives gorgées de « Gallo Nero D.O.C. ».
Un peu avant cinq heures, les gens se taisent, tous les regards médusés ne se tournent que dans une même et unique direction, sans exception aucune. Sauf une seule.
Le patron mangeur de spaghetti.
Faisait-il vraiment partie de l'humanité ? 
Le doute subsiste puisqu'il ne s'est jamais retourné une seule fois jusqu'à son retour en cuisine vers les cinq heures et quart. Même pas lorsque, dans son dos à 3h56 GMT exactement, les haut-parleurs du petit téléviseur à bords arrondis ont diffusé cette sentence en direct de la Mer de la Tranquillité :

     — That's a little step for a man, a giant leap for mankind.
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rquad.jpg   FOS © 24 août 2007

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