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Le Pompon rouge

Notes

Frédéric O. Sillig



Cannes, quai St-Pierre. Ce midi, nous y sommes amarrés sur le multicoque d'André Essel01, et sur le point de goûter à un couscous préparé par notre ami Jean-Marc, le capitaine de l'unité pour fêter son départ du lendemain. Une nouvelle transat' en solitaire. L'excellence du résultat nous confirme que ce dernier n'est pas plus néophyte en cuisine qu'en navigation au long cours. Une pierre blanche dans notre jardin des souvenirs. Mais la perle vient ensuite. Elle ressort de la conversation sous la forme d'une information. L'existence d'un caboulot à moins de deux cent mètres d'où nous sommes qui, en dépit de son aspect extérieur parfaitement anodin, hante les rêves gastronomiques les plus récurrents de notre marin, quels que soit la mer ou l'océan qui lui prête une flottaison. « Le Pompon rouge ».
L'essai timide et circonspect du lendemain soir s'est assorti d'une conclusion très nette: Nous en avons pris pour vingt ans !
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Pour retenir, pas de téléphone. Il faut se montrer ! Pour régler, pas de carte ! il faut du liquide ! Le restaurant ? Une gargote ! Le bar ? Trois tonneaux et une planche dessus ! La carte ? La même que tous les autres bistrots du quartier ! La machine à café ? Un très ancien modèle à grand levier et piston visible ! La terrasse ? Une rangée de chaises en osier un peu bancales abritées en été par une toile de tente, en hiver par une boîte vitrée à démontage réglementaire pour la nuit dès la fermeture de l'établissement ! Les tables ? Des nappages rouges protégés chacun par un carreau de plexiglas ! La salle ? Un entassement d'une dizaine de tables dans la surface d'une chambre à coucher ! La cuisine ? A peine plus grande que celle d'un F2 ! Le personnel ? Inexistant : Cinq associés, cinq patrons. Quatre hommes02, une femme. Dans leur genre respectif, les cinq d'une orientation certaine ! L'accueil ? Convivial; au gré de nos visites, chaleureux, puis affectueux, pour devenir bientôt fraternel ! La qualité intrinsèque de la cuisine ? Le Panthéon !

L'offre est sobre, le geste culinaire généreux, de surcroît compétent. Rien qui n'attire ici les éventuels bobos du Suquet ou les certains m'as-tu-vus de la Croisette; pas de haillons de luxe achetés dans les boutiques du Gray d'Albion, tout y est pour distendre le ressort de la trappe à touriste. L'accès est réservé aux « introduits » et aux aventuriers bientôt récompensés de leur audace par la vivifiante vinaigrette bien ointe des petits poireaux tièdes, l'opacité ombrienne de la soupe de poisson à la rouille du vendredi, la senteur de basilic fleurée de la soupière de pistou jusque sur la rue Meynadier, la cuisson millimétrée de la petite cervelle au beurre noir, la délicatesse du boudin noir aux pommes-fruit, la primeur de la daurade ou des rougets au grill, la goûteuse tendresse du proverbial chateaubriand béarnaise, la quintessence de la tarte Tatin à la crème d'Isigny flambée au calvados, le ristretissime dosage de l'excellentissime café brésilien, sans oublier le choix méticuleux et bien venu du petit vin de pays servi avec humilité et authenticité. Le bonheur.

****


Nous sommes attablés avec Diane et Victor un très beau soir de juillet en terrasse devant un apéritif « maison », bien entendu offert par cette même institution. Les arbitrages culinaires, leur interaction sur les options sommelières composent la substance de notre unique préoccupation. Voici que sortent de terre deux martiennes. A savoir deux habitantes de Milwaukee, mère et fille, qui errent à la recherche d'une manne, nourricière mais sans trop d'exotisme. La bride sur le cou puisqu'elles échappent pour la première fois de leur existence à « l'American Way of Life ». La table d'à côté vient à l'instant de faire l'objet d'une annulation hurlée à travers la rue depuis l'établissement d'en face, abonné, lui, au téléphone. Suit l'installation fortuite des deux middle classed female yankees des bords du lac Michigan. Premier problème. Le « Gros-Maurice », responsable du service en terrasse, ne lit pas Shakespeare dans le texte, ni Hemingway, ni le « Post », ni même le Sun. Nous devons nous métamorphoser en Webster's dictionary pour assurer l'escalade des barrières de la langue, ce qui ne serait rien s'il ne fallait pas réfréner en permanence des tentations mimétiques face aux modulations wisconsiniennes: parler sans se boucher le nez. Et si ce n'était que la langue... mais il reste une certaine idée... d'une certaine culture. D'importantes ressources de diplomatie doivent être investies pour expliquer l'absence de saucisses, de bacon and eggs, de hot-dogs, de hamburgers, de purées de cacahuète, de ketchup, dans cet établissement d'abord; et ensuite dans les traditions éduquées de la vieille Europe. Le fait qu'un repas débute par une entrée et se termine par des fromages et des desserts est enfin assimilé. Un amuse-gueule du meilleur aloi et un petit Meursault blanc imposé par Maurice en lieu et place d'un milk-shake à la framboise, détend l'atmosphère et, à notre grande surprise, suscite un enthousiasme démesuré à l'endroit de cette découverte qui prend l'importance de l'une de celles de Christophe Colomb. D'un seul coup la méfiance ethnocentrique et la suspicion para mercantile disparaissent et une oreille bienveillante et curieuse est prêtée à notre propos – malgré tout – pontifiant. Obéissance. Un petit Crozes Hermitage remplace sans résistance le Coca-Cola pudiquement convoité et les deux chateaubriands sont bientôt servis, pas trop saignants tout de même. Mais voici que Maurice revient vers nous, semble-t-il catastrophé par une nouvelle requête.

   — Bonne mè-reu, des piquelle-zes, qu'est-ce que c'ééééé ?

Nous lui expliquons que ce sont des oignons et des cornichons au vinaigre, censés accompagner certaines viandes, fromages ou raclette à certains endroits de la planète. Des « pickles ». Maurice repart. Nous devons parallèlement expliquer à nos deux convives que cette sorte d'accessoire s'accorde assez peu au Côtes-du-Rhône et encore moins à la sublime béarnaise qui va leur être servie à l'instant. Notre attitude pédante porte ses fruits puisque la composition du repas séduit à n'en pas douter dès la première absorption, les deux transatlantiques. Désinhibées par le Crozes Hermitage, elles égrainent les superlatifs qualifiants de leur découverte du jour – et probablement de celle du goût – et ne cachent pas leur ferme intention de dîner ici tous les soirs de leur séjour. Nous attaquons nous aussi la suite de notre repas, mais avec en plus, le bon sentiment d'arracher une victoire à la barbarie.
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Le va-et-vient du « Gros-Maurice » se fait plus intense. Un sourire léger se substitue peu à peu à son habituel rictus affairé de début de service. Une certaine malice commence à poindre au travers de ses imposantes lunettes d'écaille. Les rayures transversales de son éternelle marinière semblent de moins en moins souligner sa corpulence de pot à tabac. Il se prépare à l'apothéose de la soirée, la composition de son miracle quotidien, l'accomplissement journalier de sa raison de vivre. La remise à convives choisis de fastueuses parts de tarte Tatin qu'il a préalablement flambées au calva et nappées de crème d'Isigny d'une épaisseur à maintenir debout n'importe quelle cuiller. Un chef d'œuvre avéré. Le rituel est toujours précédé d'une offre à fort caractère optionnel :

   — Glaaaa-ceu-crè-me-brû-lé-flangue-ca-ra-me-elleu-crè-meu-vanilleu-ca-fé-gla-cééé-taaart-tofram'bois-eu-sor-bé-ci-trongue-sou-fflé-gran'mar-niéé-mou-sseau-cho-côlat et... TÂÂÂÂÂÂÂÂRTE TATEEEEING !

Entre deux arrivants, nous distinguons le révérend Maurice en pleine liturgie sans aucune traduction simultanée... devant la table des deux Étasuniennes. Sa mission visiblement réussie, il passe, rayonnant, devant nous puis se retourne :

   — C'est drolle... ave' la Tateing... elles n'ont pas deman'dé de cornichons !
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EPILOGUE

En 1998, je tombe sur une interview radiophonique d'une journaliste* gastronomique qui était alors à tu et à toi avec tous les chefs étoilés de France et de Navarre, en plus d'être une intransigeante contributrice du guide Gault & Millau. Son confrère lui demande ingénument quels sont ses restaurants préférés. Sa réponse se limite à un seul établissement : « Le meilleur de monde : Le Pompon rouge à Cannes ».

* Élisabeth Catherine Ladame dite Catherine Michel (1932-2006)




rquad.jpg   FOS © 16 décembre 2008

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[01]  Trotskiste notoire, anti-fasciste accessoirement, et fondateur de la FNAC avec Max Théret (1954).  [ retour ]
[02]  Accident de la route, assassinat et sida ; les quatre sont morts tragiquement peu après leur nouvelle installation à La Réunion.  [ retour ]

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