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Quiproquo

Notes

Frédéric O. Sillig



20 avril 2015

Un homme est mort hier soir à Pégomas. Un souvenir un peu diffus. Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois dans des circonstances génératrices d'une relation tout à fait ambiguë. Nous sommes en 1965 ou 1966. Pour moi, l'heure est au Rythm and Blues. Avec deux amis, un pianiste et un batteur, nous jouons un soir d'automne dans un bar dont la vocation est de devenir une importante scène du jazz. Et je crois même que c'est au cours de cette soirée-là que s'est scellé mon futur engagement comme guitariste de Memphis Slim. Mais elle débute assez mal pour se terminer de manière imprévisible. En voici le récit.
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Mon ampli rend l'âme au cours de notre installation sur scène. Heureusement que se produit en deuxième partie de la soirée un autre guitariste qui me prête très gentiment le sien. Rien de moins que John Lee Hooker avec qui j'ai pu nouer une relation amicale, amusante et détendue durant les quelques jours de notre cohabitation. Lors d'une pause je suis en grande discussion avec Hooker à propos de la différence entre les guitares Epiphone et les Gibson. Surgit le gérant de l'établissement en compagnie d'un inconnu qu'il dit tenir absolument à me présenter, et dont il bafouille le nom qui m'est inaudible du fait du vacarme ambiant. Hooker disparaît se reposer avant sa prestation. Je salue cet inconnu avec politesse mais un peu de précipitation, puisque c'est maintenant à notre tour de jouer un set. Le taulier a le temps de m'inviter à un petit souper après le spectacle avec son invité. Ce que j'accepte aussitôt sans réfléchir.
Autour de minuit. Le souper est rutilant. Chaud-froid de poulet, saumon fumé, Cordon Rouge, toasts, tout y est. Le personnage dont je suis censé connaître le nom me pose de nombreuses questions sur les origines de ma manière de jouer le blues, sur mes relations musicales actuelles et futures auxquelles le gérant semble lui avoir fait allusion de façon nourrie. L'auteur de ce véritable interrogatoire me donne le sentiment qu'il est très impressionné de côtoyer un « copain » de John Lee Hooker, de Curtis Jones, d'Otis Span ou le probable partenaire de Memphis Slim. Il fait preuve d'une grande curiosité et se comporte comme une sorte de groupie envers moi. Ce qui me rend vraiment mal à l'aise. Peu à peu je comprends qu'il est aussi dans la musique, qu'il a tâté jadis du saxophone à Saint-Germain-des-Prés. Alors nous parlons du quartier d'une partie de mon enfance. Il me parle aussi de son lycée Janson de Sailly, ce qui m'impressionne un peu à mon tour. Je lui avoue quand même qu'à cette époque, je n'étais qu'à « Victor-Hugo »… Très naturellement nous nous mettons à nous tutoyer. Le maître des lieux – qui n'ose visiblement pas faire de même – me dit que notre convive s'efforce de commercialiser des versions françaises de grands standards du jazz ou de la musique populaire étasunienne ou brésilienne: Take Five, Desafinando et un grand nombre d'autres titres. Il me dit aussi que son premier essai avait été l'adaptation d'un succès de Paul Anka, sur lequel je rebondis en lui annonçant naturellement qu'enfant, en vacances chez des amis à San Remo, j'avais dîné un soir à côté de ce bien jeune artiste qui semblait très lié avec la famille italo-libanaise qui m'hébergeait. L'étonnement admiratif de l'homme qui me fait face, au demeurant fort sympathique, me trouble d'autant plus que je crois se manifester en lui une certaine forme de dépit passager, ce qui par ailleurs, ne nous empêche pas, le champagne aidant, de sympathiser à la grande satisfaction de notre amphitryon.
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Jusqu'au moment où la situation bascule.
Mon intérêt radiophonique a toujours été plus volontiers orienté vers « Pour ceux qui aiment le Jazz » que, comme les garnements de mon âge, vers « Salut les Copains ». Mais arrive quand même le moment où je comprends que mon interlocuteur est l'interprète d'un tube que je connais. Et qu'à ce titre, mon « nouvel ami » est devenu extrêmement célèbre et accessoirement très riche.
Mon trouble se trouve maintenant amplifié par l'image que je me fais de de cet homme, rapidement parvenu à une célébrité immense et de sa perception d'une une mouvance qu'il semble convoiter alors qu'elle lui est apparemment inaccessible. Matérialisée par la prestation d'un modeste guitariste à peine sorti de l'amateurisme, la dite mouvance est difficilement comparable à l'aspect musicalement dérisoire de la sphère qui héberge ce chanteur, abstraction faite de l'avantage non négligeable qu'elle représente, à savoir une inflation simultanée et intensive du compte en banque et de l'ego. C'est cette sensation que je crois déceler dans le regard du personnage. Face à sa conviction de ma parfaite conscience de ce qu'il représente en réalité, cela depuis le début de notre rencontre, alors qu'il n'en était rien, ma supposée indifférence à l'égard de sa notoriété est censée, en toute logique, accroître encore de manière considérable son paradoxal sentiment. L'instabilité est devenue réciproque. Pour donner le change, je lui demande pourquoi une de ses chansons parle de MG alors que c'est une Austin-Healey qui figure sur la pochette du disque. La réponse est fumeuse…
Nous avons beaucoup ri jusque tard dans la nuit, mais nous ne nous sommes jamais revus.

Adieu Richard Anthony !
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rquad.jpg   FOS © 20 avril 2015

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