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Discoscopie

Notes

Frédéric O. Sillig



Les anciens plans de ce bâtiment révèlent que l'entier de l'édifice est fondé sur une forêt des pieux de chêne, ce qui témoigne du caractère marécageux du terrain d'origine. Cela surprend d'autant plus qu'il s'agit d'un îlot lausannois du milieu du 19e siècle situé aujourd'hui en plein centre ville. Ce sont des documents originaux sur papier cartonné teintés au lavis qui me sont curieusement cédés par les archives de la ville sans aucune décharge ; la promesse d'un retour suffit. Les patronymes de leurs auteurs y figurent sur le cartouche en écriture cursive. J'y découvre le nom d'un architecte qui deviendra célèbre : Le futur époux d'une de mes vieilles tantes que j'ai connue étant enfant01.
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La réalisation de quelques transformations dans les locaux de ce vénérable immeuble se voit confiée à mon employeur de l'époque par les singuliers représentants d'une petite banque qui s'est récemment portée acquéreuse d'un autre établissement bancaire, neuchâtelois celui-là, qui fut le théâtre de certaines de mes frasques enfantines après avoir naguère abrité celles, plus retenues, de Guillaume IV du roi de Prusse02. Nous ne parlerons pas ici de celles de l'actuel directeur qui vont le conduire dans un proche avenir au seuil des geôles municipales. Voilà pour les coïncidences et les rapprochements qui concernent mon propre ombilic et qui n'ont aucun rapport avec les missions qui me sont maintenant attribuées au sein de cet édifice.
Le réaménagement des locaux d'une compagnie d'assurance, locataire, de l'immeuble, avec une seule heure de perte d'activité et pas un seul centime de dépassement de budget me valent quelques prérogatives conjuguées à l'originalité des dirigeants de la banque. Ces derniers font singulièrement preuve d'un certain libéralisme – au sens propre du terme – à mon égard, en me laissant déambuler à ma guise dans tous les locaux de l'établissement, y compris la centrale d'alarme. Il ne manque plus que la salle des coffres. En revanche, leur paradoxale absence de velléités ataviques inhérentes à leur caste m'oblige à attendre l'éclosion des œufs d'un nid de pigeons installé sur le balcon d'un local à rénover ; l'émancipation complète des futurs pigeonneaux fait évidement partie de la consigne. Un peu plus tard la conversion en bureau d'un appartement occupé par une personne très âgée doit être reportée : « Il faudra attendre que l'vieux cane !.. » me souffle le sous-directeur. Une ambiance un peu particulière dans un milieu d'ordinaire plus contenu et moins charitable.
En 1973, nous sommes à l'aube de l'informatique bancaire. Décision est prise d'installer un ordinateur central destiné à gérer – pour débuter – une certaine partie des prestations dévolues à l'établissement. Un local est choisi pour abriter l'installation. Le fournisseur du hardware exige des conditions rigoureuses en matière de température, un seul degré Celsius d'écart est toléré. Ventilation, thermostat, pare soleil automatisé, et anémomètre sont indispensables. En matière sismique, toute vibration ou choc en provenance du bâtiment ou de la rue doit être amortis en deçà d'une tolérance à rendre l'échelle de Richter sans barreaux. De plus, chaque élément doit disposer d'une doublure équipée elle aussi d'une alarme en cas de panne. Du grain à moudre pour ma pomme !
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Afin de sécuriser l'alimentation en eau et en électricité, je dois visiter certains locaux attenants occupés par divers locataires, ce qui ne pose pas de problème à l'exception de deux. L'un est un pâtissier-confiseur qui nous refuse catégoriquement l'accès à son laboratoire. Sous la menace d'une rupture de bail, ce local nous est enfin ouvert. Nous pénétrons dans un véritable cloaque, murs sols et plafonds sont dans un état de saleté repoussante. Des morceaux de plâtre garnis de toiles d'araignée tombent du plafond dans des culs-de-poule remplis de chocolat. Des mottes de beurre trônent sur des étals souillés sans aucune protection ni emballage, exposées à toutes les infections possibles. Ce qui nous motive parfaitement les petites pudeurs de ce mitron répugnant. L'autre réfractaire est le chef d'un bureau relais d'une célèbre compagnie américaine traitant de l'audio visuel. La RCA (Radio Corporation of America) qui édite tous les disques de Duke Ellington et de bien d'autres qui garnissent ma discothèque. Ici la menace de fin de bail est insuffisante. On invoque des processus de fabrication très confidentiels, des brevets, des secrets infra-polichinellesques. Il faut le conseil d'un avocat international pour convaincre les responsables de cette officine de m'ouvrir ses portes. Ce qui est fait, mais sous certaines conditions, soit un horaire strict hors des heures d'ouverture avec interdiction de photographier d'enregistrer de prélever quoique ce soit dans les locaux ; seule la respiration est autorisée. Le contrat de six pages est bientôt signé et je peux enfin prendre rendez-vous pour une visite matinale, avant l'arrivée du personnel. Je ne suis pas fouillé mais mon clip-board et mon crayon sont soigneusement examinés et mon identité vérifiée. On me conduit dans la caverne d'Ali Baba sous le contrôle de deux paires d'yeux yankees qui me suivent en permanence. Je ne découvre qu'une longue table entourée de chaque côté de six chaises inoccupées devant chacune d'elles une bâche qui doit abriter un appareil comme une très grosse machine à écrire. Douze chaises, douze appareils. Une feuille de papier vierge est scotchée sur chaque bâche comme pour en cacher la marque imprimée sur la toile caoutchoutée. Je procède au constat qui m'intéresse, ce qui ne prend qu'une minute à peine, et quitte les lieux pour poursuivre mes occupations à l'intérieur du bâtiment. Je constate avoir laissé mon « Fixpencil - Trois Poissons » sur la table des douze appareils. Je retourne sonner à la porte de la RCA pour le récupérer. Une secrétaire évanescente et décolorée me fait attendre dans un vestibule desservant le local où doit se morfondre mon crayon. Sans précautions, elle ouvre la porte de la salle TOP SECRET, récupère mon crayon et me le rend avec dédain. Je remercie et m'en vais non sans conserver l'image que j'ai imprimée durant les quelques secondes qu'on duré la maladroite ouverture : Douze gaillards, de 25 à 30 ans, blonds, coupe en brosse – max 20 mm – cravate sur chemise blanche à manches courtes. Chacun devant lui, un IBM 327004 tout neuf sans ventilation ni isolation, ni alarme, ni thermostat, ni plate-forme anti sismique. Immédiatement, je présume que la principale occupation de ces douze apôtres ne doit visiblement pas consister à vendre des disques d'Elvis Presley. À ce moment me reviennent en mémoire les récits laconiques de mon père04 sur ses houleux démêlés bernois avec le représentant de l'OSS Allan Dulles05 en 1945.
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Dans l'escalier, le sous-directeur de la banque, que je croise, me sort brusquement de mes rêveries barbouzardes et me lance goguenard :

   — Ça s'est bien passé avec l'R CA ?

Réponse spontanée et circonstanciée :

   — Oui, mais ça avait plutôt l'air CIA !



rquad.jpg   FOS © 8 décembre 2020

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[01]  Tante Laure  [ retour ]
[02]  Un après midi sans histoire  [ retour ]
[03]  IBM 3270 Un des premiers ordinateurs individuels.  [ retour ]
[04]  Alors lieutenant du chef du Service de renseignement suisse (Contre-espionnage) pendant la 2e guerre mondiale.  [ retour ]
[05]  En charge de l'OSS (ancêtre de la CIA) à Berne en 1945. Viré de la CIA par J.F. Kennedy après le cuisant échec de la baie des Cochons (1961).  [ retour ]

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