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Sandry

Notes

Frédéric O. Sillig



1958

Je dois avoir onze ou douze ans. Comme chaque année le gigantesque chapiteau du cirque national s'installe pour quelques jours tout près de mon école. Exceptés les fauves qui arrivent par la route dans des cages roulantes, les animaux y sont acheminés par le rail et doivent être transférés à pied de la gare jusqu'à leur éphémère lieu de séjour par les employés de cirque, aidés par les enfants des écoles, selon semble-t-il, une très ancienne tradition.
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Dispensés de cours pour l'occasion, mes camarades et moi, se précipitent vers le quai du fret distant de 1500 mètres du cirque avec l'espoir de se voir confier un animal à convoyer jusqu'à la ménagerie. Cheval, dromadaire, zébu, poney, chèvre ou lama, à l'exclusion des zèbres jugés trop ombrageux pour être conduits par des enfants. À l'arrivée du train, de joyeux barrissements s'échappent des wagons qui s'arrêtent devant l'endroit où je suis posté. Aucun doute sur l'espèce de leurs occupants. Un cornac s'affaire à déverrouiller la porte du fourgon. Son collègue me propose derechef d'escorter un éléphant. Devant mon hésitation, il me rassure quand à l'absence de danger de l'opération et me présente immédiatement à l'éléphante Sandry qui peine un peu à sortir de son étroit habitacle mais comprend très bien que je vais être son guide, puisque pendant que se rassemblent ses congénères, elle se met à me suivre dans mes moindres déplacements bien avant que nous nous mettions en route pour la ménagerie. Maintenant c'est le départ, et je m'aperçois que, sans aucune intervention de leurs gardiens, tous les éléphants forment spontanément une colonne par ordre de grandeur, chacun tenant la queue de son devancier avec la trompe. Sandry et moi sommes en 3ème ou 4ème position. La première place est bien sûr occupée par la doyenne Rosa qui fit la joie de l'enfance de ma mère. En effet, cette éléphante est née en 1906 et s'éteindra en 1974 à 68 ans, un âge très avancé pour un pachyderme. Pour surveiller le bon ordre de l'entier de la troupe, un des vrais cornacs quitte de temps à autre la tête du convoi, où il n'est manifestement pas indispensable, puisque Rosa connaît par cœur le parcours emprunté chaque année depuis plus de trente ans. Nous arrivons au centre ville et je peux entrevoir les vitrines des magasins qui reflètent mon image à côté du troupeau d'éléphants. J'en suis très impressionné mais je ne quitte pas des yeux ma nouvelle amie comme pour lui montrer le chemin. Une démarche, une fois de plus totalement inutile, sachant que cet itinéraire est parfaitement connu de Sandry depuis 1942 et que nous sommes de toute manière tous placés sous la conduite de Rosa. À destination, tous les éléphants prennent maintenant leur place dans la tente qui leur sert de logis. Je dois me séparer de Sandry avec grande tristesse. J'aurai longtemps du mal à oublier ce moment.
On me dit que le lendemain, la baignade de tout le troupeau aura lieu en milieu d'après-midi dans le lac à un endroit que je connais bien. A l'heure dite, je m'y rends pour apercevoir plusieurs de mes camarades qui attendent, en maillot de bain, la venue des éléphants. Je les imite immédiatement, le temps d'assister à l'arrivée de la colonne toujours formée par ordre de grandeur, avec Rosa en tête, évidemment. J'appelle Sandry qui fait un écart et vient me tendre la trompe avant de se diriger vers la berge. L'eau à mi jambes, elle se retourne dans ma direction comme pour me dire « Tu viens ?... Qu'est ce que tu attends ? » Avec un peu d'appréhension je m'en approche en prenant tout de même un peu de distance. « Jamais elle ne te marchera sur les pieds » me crie son cornac attitré. À demi immergée elle fait un curieux signe, me désignant avec sa trompe. Le même cornac qui a très bien compris me dit qu'elle m'invite à monter sur son dos. Sandry s'accroupit un peu et remonte sa jambe antérieure comme un marchepied sur lequel je peux monter sans problème. Et en avant pour une petite promenade lacustre que nous réitérons deux jours plus tard avec un immense bonheur. Hélas mes occupations ne m'ont pas permis de renouveler cette merveilleuse expérience.
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J'ai récemment appris que la baignade des éléphants s'est perpétuée à cet endroit jusqu'en 2016, date de l'arrêt de la participation de ces animaux aux tournées du cirque. Mais la vidéo que j'ai pu regarder sur ces récents événements m'ont montré des enfants – pour la plupart casqués – confinés derrière des Vauban sous le regard d'une nuée de flics, censés sauvegarder l'intégrité physique et psychologique de ces chérubins curieux mais apeurés tout de même de par les propos sécuritaires de leurs géniteurs.

2002

Mon épouse me propose de visiter la ménagerie du même cirque avec notre fils et sa compagne. Avec empressement, j'invite mon entourage à me suivre vers la tente des éléphants. J'aperçois un écriteau derrière une éléphante : SANDRY. Je m'approche et l'appelle par son nom. La voilà qui plonge sa trompe dans la poche intérieure de mon veston, puis la retire après quelques longs instants, heureusement sans emporter mon agenda. Je quitterai le site, plein d'émotion, après avoir passé un grand moment en compagnie de celle qui devait être une très ancienne amie, avec la confirmation, que les éléphants ont bel et bien une mémoire… d'éléphant.

2017

Un article de journal m'annonce la cessation des numéros d'éléphants lors des tournées de ce cirque et, tout naturellement, je me documente sur le destin de Sandry.
Déception : En premier lieu, le cirque a hébergé deux Sandry différentes. La première, née avant 1940, a dû sans doute nous quitter bien avant 2002. En suite, la seconde, née le 27 novembre 1999, était âgée de moins de trois ans au printemps 2002. Ce qui porte à croire que l'écriteau à son nom était mal positionné au vu de la taille de l'éléphante pickpocket qui avait à ce moment largement atteint l'âge adulte.


rquad.jpg   FOS © 11 avril 2017

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