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Secousse

Notes

Frédéric O. Sillig



31 juillet 1963

Dubrovnik. Nous partons, Pierre et moi, sous un ciel assez lourd de très bon matin pour Sarajevo, Pristina, en espérant pouvoir atteindre Titov-Veles – aujourd'hui Vélès – avant la nuit. Nous sommes à bord d'une Renault 4 de l'une des toutes premières générations (Billancourt) 845 cm3, 32 CV, 3 vitesses et pas encore de « L » après le « 4 ». Notre mission consiste à rassembler des éléments en vue d'une thèse sur les comportements routiers selon les trafics. Un projet fumeux qui par ailleurs n'a jamais vu le jour. Nous venons de traverser la Suisse, l'Autriche l'Italie et enfin la Yougoslavie de Tito, sachant qu'il s'y était produit un accident sismique sans toutefois en réaliser l'ampleur réelle des dégâts et des pertes humaines. Surtout sans en connaître la localisation exacte. Nous essuyons ce jour là des pluies torrentielles dans les méandres des routes de montagne du Monténégro, avec des coulées de boues à mi-roue de la R4, ce qui nous a permis d'apprécier les qualités basiques de ce véhicule par la distance significative prise sur une Porsche 356 pilotée par un rodomont individu rencontré la veille. Cet épisode météorologique retarde grandement le minutage de l'itinéraire prévu qui doit nous conduire jusqu'à Athènes.
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Passé Pristina, nous arrivons assez tard dans la nuit dans ce qui, selon la carte Michelin, devrait être les faubourgs de Skopje. Aucun éclairage. Une signalisation de fortune, précaire et incomplète. Il faut rouler très lentement pour ne pas quitter la route ou tomber dans une crevasse. La chaussée est barrée par endroits et nous devons contourner d'énormes brèches très profondes dans le revêtement routier. Voilà que nous croisons une colonne d'une vingtaine de camions bâchés sur le plateau desquels, on peut voir par l'arrière des cercueils entassés par dizaines. La région sinistrée, c'est ici même. Skopje 01. Nous en prenons conscience maintenant en nous approchant de ce qui devait être une ville. Un itinéraire chaotique, incertain, vraisemblablement dégagé et balisé pour les secours. Un trajet interminable. Puis enfin la ville doit être atteinte. La ville, ou ce qu'il en reste. Pour l'heure, la route s'insère dans un univers bordé de bâtiments effondrés qui ne semblent comporter plus que deux étages alors qu'ils en avaient six ou sept à l'origine. L'obscurité, le silence, une odeur bizarre. Une oppression insupportable. Voici un carrefour faiblement éclairé par une lampe de poche. Nous sommes arrêtés par une patrouille de zigotos en uniforme qui nous braquent avec des PM ou des Kalach' en hurlant des sommations en macédonien. Des militaires ou des flics, peu importe. Nous n'avons plus en tête que ce genre de situation implique naturellement un couvre-feu anti-pillage. Une fois de plus, je me vois arrivé au terme de ma misérable existence. Mon compère a pris la précaution d'emporter un petit pavillon suisse, en référence à notre point de départ et à l'immatriculation de notre voiture. Il se met à l'agiter pour tenter de calmer les esprits. Mais ces enragés n'ont pas l'air d'être des experts en vexillologie et deviennent encore plus menaçants. Par chance, un de ces types parle italien, ce qui n'est pas toujours le cas puisque les yougoslaves nourrissent souvent à l'endroit des transadriatiques une très forte détestation. Je parviens tant bien que mal à lui expliquer notre situation et nos intentions. Contre toute attente, calmé par son subordonné italophone, le chef de ces tourlourous nous offre de nous escorter jusqu'à la sortie de la ville. Mais il tient absolument, au préalable, à faire halte à leur PC de fortune à quelques dizaines de mètre de notre position. Ce qui ravive quelque peu mon angoisse. En vain. Cette escale a pour motif de nous offrir du café chaud, un vin rouge plutôt infect accompagné de rondelles d'un saucisson sec dont je me rappelle avec précision l'excellence après cinq décennies.
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Cette nuit là, nous ne percevons aucune secousse ou réplique sismique. Mais notre inconscient est apparemment fortement marqué par ce que nous venons de voir et de ressentir. Puisque au lever du jour, à 53 km de là, dans le centre de Titov Veles où nous nous sommes effondrés de fatigue dans la voiture, un quidam juge opportun de secouer la R4 pour en tester la suspension. Réveillé en sursaut, mon condisciple se jette sur le volant et démarre sur les chapeaux de roue… pour échapper au séisme.

Nous voilà partis pour Salonique !


rquad.jpg   FOS © 10 avril 2013

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[01]  Un quinquagénaire rencontré en 2011 m'a affirmé avoir vécu à l'âge de huit ans cette journée horrible et avoir passé son enfance à proximité de l'horloge de la gare de Skopje qui marque encore aujourd'hui l'heure à laquelle elle s'est arrêtée ce vendredi 26 juillet 1963 à 5 heures17.
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