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Smolensk

Notes

Frédéric O. Sillig




"J'ai besoin d'obéir. Obéir et c'est tout. Manger, dormir, obéir".
(Jean-Paul Sartre - Les mains sales - III - scène IV)


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1951
Un retour d'Alger pas comme les autres, mon père s'avoue une côte cassée. Contingence douloureuse. Il fait appel à son ami d'enfance le Dr von K. C'est naturel, naguère leurs pères respectifs faisaient ensemble commerce de leur combat contre le bacille de Koch dans le même établissement. Le pneumothorax intra-pleural leur faisait alors office de tête de gondole mais de préférence appliqué à une clientèle internationale et fortunée. Une manne bientôt ternie par la découverte du BCG01, quoique provisoirement ranimée par le tristement célèbre désastre de Lübeck02 .L'intervention du Dr von K. sur le train de côtes de mon père est purement administrative. La raison en est que la médecine ne nous offre, pour venir à bout de ce type de trauma, qu'un seul aphorisme introuvable en pharmacie: «  Il faut laisser du temps au temps ». Mais aussi parce que la sagacité de notre praticien est quelque peu réduite, selon la rumeur et surtout selon certains éléments factuels notoires. Parmi eux, la récente signature d'un permis d'inhumer concluant au suicide d'un individu fraîchement dépendu par la police… suivie de la remarque discrète du juge d'instruction dépêché sur place, au sujet des deux trous auréolés de traces de poudre que l'on pouvait observer du côté gauche de la boîte crânienne du suicidé.
Peu après nous apprenons le départ du Dr von K. pour une autre ville…
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1967
Un jeune homme inconnu sonne à la porte de mes parents. Il est allemand. Il suit un stage linguistique dans une école implantée à 30 mètres de chez eux, celle-là même de laquelle Cendrars03 s'est échappé pour vivre les aventures que l'on sait. De mon domicile parisien, j'apprends que la grand-mère de ce jouvenceau, qui elle réside dans un endroit proche de Göttingen, a retrouvé dans la région où vivent mes parents, la trace de descendants de ses propres ancêtres. À savoir nous autres.
Le confluent de la Fulda et de la Werra donne naissance à la Weser. C'est là que nous sommes trois mois plus tard, attablés devant un potage à la tomate, face à trois générations de modestes mais valeureux industriels de la Basse-Saxe. Ce sont nos cousins; très éloignés. Je dois avouer n'avoir pas pu saisir l'entier de la substance du discours de bienvenue du patriarche qu'il a fallu soutenir pour qu'il puisse achever sa tirade sur ses jambes. Une prestation emphatique et sentencieuse ponctuée par des tintements de verre, des hurlements et des claquements de talons. Le repas se déroule en revanche de manière très feutrée. Le choc mou des cultures, la barrière des langues. Peut-être deux raisons pour lesquelles je n'ai jamais revu ces fort aimables personnes, en plus de leurs éloignements, géographique et généalogique. Mon père qui parlait couramment l'allemand est resté plusieurs heures en conversation animée avec un personnage de son âge. Notre cousin Manfred. Celui qui nous tendait toujours la main gauche...

1972
Engagé dans un petit atelier d'architecte, je suis en devoir, à quelques mètres des rives du Léman, de dessiner un pavillon pour le très atypique médecin naturopathe qui vient de m'être présenté, le Dr B. Ce personnage nouvellement implanté dans la région, se trouve être le petit-fils d'un diététicien célèbre qui a fait école en râpant des pommes. Et dont le génie irradie encore de nos jours bien des petits-déjeuners du monde civilisé. Pour moi, la tâche est ardue. Les exigences « styliques » de mon client portent sur les proportions des éléments de sa maisonnette… qui doivent impérativement être «gothiques ». Il en résulte un espoir hollywoodien de rétrécissement de la Sainte-Chapelle à l'échelle d'un pavillon de banlieue. Onirique. Une diététique architecturale qui, si elle était mise en œuvre, ramènerait, en proportion, la largeur des vitrages à deux centimètres tout au plus. À cette époque, en proie à un phénomène de surchauffe, l'État plafonne, sous peine de poursuites, les budgets de construction des particuliers. Plafonné, celui de mon bâtisseur médical l'est davantage encore. Ce qui ne l'empêche nullement de passer des commandes à des entreprises tierces à mon insu et bien au delà des fonds disponibles dont la gestion m'incombe. Damoclès me menace maintenant de deux épées : une civile et une pénale. Des entrepreneurs ne seront pas payés. La levée de boucliers est générale. Les villageois rejettent et houspillent le nouveau venu. Le conflit est à son comble. Le client demande de l'aide à son père – le fils du diététicien – lequel invite à déjeuner l'architecte mandataire de son fils pour tenter un ultime sauvetage de la mayonnaise. Mon employeur a le courage de fuir. Me voila seul devant un homme âgé au caractère très affirmé, qui se dit « écrivain médical » – un autre Dr B.– et qui semble ne pas apprécier se faire piétiner les babouches. Il se raidit à l'énoncé de mon nom et devient curieusement moins vindicatif. Il semble soudain accorder une grande importance au fait que l'on ne doit surtout pas l'apparenter à un sinistre et célèbre homonyme Dr B. – encore un – qui s'est illustré durant le dernier conflit mondial par ses positions pronazies, de surcroît sous l'uniforme d'officier général d'un pays neutre. Le déjeuner se déroule dans un climat glacial mais aboutit tout de même à un pacte de non-agression. Je n'ai jamais plus revu ce monsieur mais sa corpulence et son visage sont restés photographiés dans ma mémoire…
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1981
J'apprends fortuitement que la cicatrice que mon épouse porte discrètement sous le menton date de la fin des années quarante et qu'elle est issue d'une chute à bicyclette. La plaie, infectée, très mal recousue, n'a jamais disparu et pendant de nombreuses années régurgita des morceaux de fil chirurgical. L'auteur de la couture: Le Dr von K. …

1999
Décès d'un ophtalmologiste célèbre. Mon oncle. Les obsèques se déroulent à l'endroit même où officiait Calvin de 1541 à sa mort. À l'issue de la cérémonie, ma cousine me désigne un personnage âgé qui demande à être rapatrié en voiture dans une petite ville proche de chez moi. Le Dr von K. Évocation polie du bon-vieux-temps. Souvenirs de mon pauvre père. A bon port, un thé nous est servi. L'épouse du vieux docteur me laisse entendre que, dans sa ville d'origine, elle était une camarade d'études de ma mère. Coïncidence…

2008
La presse régionale m'apprend que mon ancien client gothique renouvelle, trente-cinq ans plus tard, dans une nouvelle contrée, les effets de sa légendaire psychologie envers les populations rurales en plus de ses talents de gestionnaire. Dès la récente implantation de sa clinique de médecine douce04, on peut y lire :« Ce qui agace les villageois, c'est l'attitude hautaine affichée par le Dr B. qui dédaigne la population du haut de son nid d'aigle » ou alors « Les méthodes du Dr B. ont déplu à nombre de ses employés qui ont quitté le navire (…) » ou encore « Tous les caprices du Dr B. n'ont pas été satisfaits » et quelques semaines plus tard : « C'en est bel et bien fini de l'établissement de médecine alternative du Dr B.. Sa Fondation vend ses biens pour faire face à ses dettes. » …

2009
Un information me parvient au sujet des deux propriétaires de l'immeuble qui abrite mes pénates, que par ailleurs je viens de faire condamner quatorze fois en trois ans pour leurs méthodes qui oscillent entre la crétinerie et le sordide. Elles sont, me dit-on, les nièces d'un médecin qui résidait dans une petite ville proche de chez moi et qui est mort en 2002.
Le Dr von K. …
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2010
Ma mère est admise dans une maison de retraite. Je liquide l'appartement qu'elle occupe depuis soixante-deux ans, dont trente du vivant de mon père. Le tonnage de papier est énorme. Je retrouve les actes de naissance de mes arrières grands parents pincés entre le bon de livraison d'un teinturier et un relevé bancaire âgé de vingt-sept ans. La tâche est rude. Je tombe sur une note de mon père agrafée à des coupures de journaux. Une note qui date de 1968. Un résumé de son unique conversation avec notre cousin Manfred. Celui qui nous tendait la main gauche…

1942
Il ressort de cette note qu'en 1942, ce cher cousin participe à la bataille de Stalingrad sous le commandement du futur maréchal Paulus au sein de la fameuse VIème armée. Lors de l'offensive soviétique du 19 novembre, son bras droit, à l'instar de celui de Cendrars, est arraché par un éclat d'obus deux jours avant le fameux encerclement05. Avec l'aide d'un camarade qui sera tué quelques minutes plus tard, il réussit à garrotter et à cautériser ce qui peut lui rester autour le l'humérus. Il décide alors de mettre à exécution sa résolution prise dès le début de l'automne. Déserter. Avec son seul talent pour le déguisement et quelques bonnes notions de russe, il parvient à contourner la zone de combat par l'Est et à franchir par deux fois la Volga avec de moyens de fortune. Le voici ensuite en route pour la ville d'Astrakhan puis Grozny, puis T'bilissi. Il passe enfin la frontière turque à fin décembre pour atteindre la cité de Kars. Grâce à des convois humanitaires, il rejoint la Suisse orientale au printemps 1943 où il attend avec impatience la chute de Hitler pour rentrer chez lui.

Mon père relève sur le résumé de son entretien avec Manfred un autre événement qui lui se déroule une année avant son engagement devant Stalingrad.

1941
Alors affecté à une unité de la IXème armée, en progression vers Moscou, notre cousin est assez sérieusement blessé en été 1941 lors de la prise de Smolensk. Transporté dans un hôpital, il est soigné – mal – par du personnel civil qui sera bientôt rejoint par une équipe de médecins et d'infirmiers helvétiques appartenant à une délégation de la Croix-Rouge sous la direction du Dr B., lieutenant-colonel de l'armée suisse.
Dans sa note, mon père ajoute : « (..) précisément le lascar que je devais avoir à l'œil quelques mois plus tard. 06  »
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2010
Une énigme pour moi. Et qui me pousse à me documenter :
En octobre 1941 une délégation de médecins et d'infirmiers appartenant à l'armée suisse est envoyée à Smolensk sous le patronage de la Croix-Rouge et sous le commandement du Dr B., pronazi notoire, évidemment celui que je ne devais surtout pas apparenter à mon interlocuteur de 1972. Il convient de préciser que cette initiative « privée » a été entreprise pour satisfaire les visées de certains groupuscules politiques dotés de certaines « protections », et qu'elle s'est déroulée en dépit du refus catégorique du chef suprême de l'armée helvétique. Sur place, le personnel médical – rappelons-le, sous mandat d'un organisme humanitaire neutre – s'entend interdire de prodiguer tout soin à des militaires ou des civils soviétiques. Seuls les soldats allemands doivent être traités. Il s'est avéré que Hitler lui-même a exigé que ces humanitaires soient tous d'origine « aryenne ». Obligation leur est faite de porter un brassard frappé d'une croix gammée sur un uniforme très voisin du feldgrau. Obligation leur est faite de se taire. La mission va se transporter ensuite à Varsovie où, comme à Smolensk, les délégués sont témoins d'épouvantables massacres de populations civiles par les nazis. Là aussi, obligation leur est faite de se taire. Et leur travail achevé, de retour dans leur pays, obligation leur est faite de se taire. Et pour ce qui concerne l'attitude à adopter après la fin du conflit, obligation leur est faite de se taire. Ce genre de mission sera renouvelée trois fois jusqu'en mars 43, Face à pareil scandale, un seul officier suisse – un seul –, le Dr Rolf Bucher, a jugé opportun de rapporter publiquement les éléments dont il a été témoin. Mal lui en a pris; il a été traduit devant un conseil du guerre suisse07 à la suite d'une plainte… allemande…

Revenons au Dr B., ce sinistre médecin militaire, mort en 1956, dont les sympathies nazies et ses inclinations antisémites ont été formellement mis en évidence dans les rapports conclusifs de la fondation Simon Wiesenthal. Une soigneuse investigation ne m'a effectivement pas permis d'établir une quelconque relation parentale avouée entre cet individu et son homonyme que j'ai rencontré en 1972. Mais je m'interroge toujours sur le recul de ce dernier à l'énoncé de mon nom, qui est évidemment celui de mon « officier traitant » de père, sur son origine du même minuscule village que celle du colonel félon, en plus d'une ressemblance saisissante avec les photographies publiées de ce funeste personnage.
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Encore un détail au sujet de la délégation d'octobre 1941 à Smolensk et Varsovie. Parmi les personnels obéissants, restés ignominieusement muets durant soixante ans: Le Dr von K. …


rquad.jpg   FOS © 6 février 2011

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[01]  Bilié de Calmette et Guérin [BCG], vaccin contre la tuberculose. [ retour ]
[02]  En 1929 à Lübeck, 71 enfants sont morts après avoir été vaccinés au BCG. Un procès est intenté contre l'Institut Pasteur. Il sera démontré que la nature vaccin n'était pas en cause mais une erreur de manipulation en laboratoire. [ retour ]
[03]  À l'époque, il s'appelait encore Frédéric-Louis Sauser [ retour ]
[04]  Selon le Pr Jallut, sans conteste, la meilleure des médecines, mais seulement pour les maladies douces.  [ retour ]
[05]  La jonction de la tenaille de Joukov qui complétait l'encerclement de la VIème armée devant Stalingrad a eu lieu 23 novembre 1942. [ retour ]
[06]  À partir de février 1942, mon père a été le lieutenant du chef du Renseignement suisse, Roger Masson. [ retour ]
[07]  Un conseil de guerre particulier parceque composé de civils… et pas n'importe quels civils : Composé de cinq membres du Conseil Fédéral, l'exécutif suprême de la nation.  [ retour ]

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