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Une sortie discrète

Notes

Frédéric O. Sillig



Mes rêves ne se réalisent jamais. Seules mes aventures dues au pur hasard se transforment à posteriori en rêves assouvis. Exception faite de celui de faire partie d'un Big band en tant que besogneux disciple de Freddie Green, le fameux guitariste de Count Basie.
Un jour, voilà chose faite. Immédiatement bombardé comme grand argentier de l'orchestre et censé gérer les finances, je dois me consacrer à la poursuite des mauvais payeurs. Un honneur ? Un travail que personne ne veut faire. Mais je poursuis mon rêve éveillé derrière mon pupitre tout en observant les frasques de la plupart de mes camarades musiciens, en particulier celles du chef d'orchestre surnommé Tarpin, Dieu seul sait pourquoi. Une alternance entre les pantalonnades aux goûts divers et les manifestations d'ego de dimensions variées animées par une galerie de zigotos de tous acabits.
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En voici un, incapable d'articuler une seule phrase sans la métamorphoser en contrepèterie douteuse. Un autre doté de l'oreille absolue, capable de recomposer à l'aveugle un accord, fût-il de onze notes – la onzième exécutée avec le nez – joué au piano par un autre; à noter que ce petit génie n'est que très rarement porteur de deux chaussettes de la même couleur. Un autre encore qui cultive en permanence une pesante grossièreté d'ordinaire relevée d'une scatologie sous-rabelaisienne. À sa gauche, un tromboniste surnommé « Boismortier » à la suite d'un remplacement au pied levé consommé dans un ensemble devant jouer une mauvaise transposition d'une œuvre de Joseph Bodin de Boismortier01. La pièce – inconnue pour lui – ne comportant que 5 notes de trombone basse, le compère a dû, ce soir-là, se résoudre à compter toutes les mesures de sa partition essentiellement muette, jusqu'à une très modeste intervention de sa part en fin de concert. Et encore bien d'autres bougres dont le temps a effacé de mon esprit les particularités; excentriques pour la plupart. Mais tous subissent une fois ou l'autre l'intransigeance criarde du chef qui consacre chacune des sessions à persécuter un martyre de son choix sous un prétexte ou un autre.
Lors d'une des répétitions, qui se déroulent sur la scène d'une salle de spectacle louée à cet effet, Tarpin se précipite en hurlant vers un saxophoniste qui n'avait pas respecté un bécarre. Son trajet le fait passer au dessus d'une trappe de scène mal fermée. À l'inverse de Méphisto, il est absorbé par le plateau tout en poursuivant ses vociférations qui maintenant changent de tonalité et de fondement, si l'on peut dire. À sa remontée sur scène, il baisse sans aucune vergogne son pantalon déchiré devant toute l'assistance pour le constat public de ses blessures. Un pudeur et une classe sans pareille qui rappelle à certains un apéritif tenu dans la cuisine de son propre domicile au cours duquel Tarpin, pour ne pas perdre le fil de la conversation, s'est levé pour se mettre à uriner dans un évier rempli de vaisselle.
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Mais ce soir c'est au tour du pianiste de passer à la moulinette. Un personnage très fier de lui, conscient de son importance, non pas dans la sphère sociale et musicale dans laquelle il évolue… mais dans celle qui l'entoure. Une fatuité que chacun lui connaît depuis des lustres.
À la première remarque du chef, Sa Suffisance monte sur ses ergots et amorce un chantage à la démission d'un lyrisme tout à fait syndical. Devant la réaction flegmatique de Tarpin, il met ses menaces à exécution et, gagnant la sortie côté coulisses, il crache avec mépris :

   — C'est pas demain la veille que vous allez pouvoir me remplacer !

Dans le vain espoir d'une supplication, il s'éclipse sans prendre son cache-nez tombé dans le creux du piano et surtout sans regarder la salle qui accueille parfois au premier rang quelques spectateurs silencieux venus assister à la répétition.
Son retour à la recherche son écharpe de cachemire, une dizaine de minutes plus tard, le confronte à une drôle de surprise :
Un des spectateurs du premier rang – qu'il connaissait par ailleurs fort bien – assis au piano, occupé à jouer en solo le troisième chorus du « Kid From Red Bank ».

La sortie, cette fois, est très discrète.

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rquad.jpg   FOS © 10 avril 2013

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[01]  Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) Compositeur français  WIKIPÉDI  [ retour ]


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