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Traduction

Notes

Frédéric O. Sillig



Une traduction peut en cacher une autre.

Je pénètre dans la « Casa Poporului », le palais de Ceausescu, condamné et fusillé voilà à peine un an. Je suis précédé par mon interprète, Mirela, une superbe étudiante en lettres classiques françaises à laquelle je n'ai jamais pu arracher le moindre mot qui ne soit en rapport avec sa mission. On dit que ce bâtiment de 350 000 m2 de plancher dans lequel nous entrons est, comme la muraille de Chine, visible de la lune. Je n'en crois rien. Évidement. Mais le hall dans lequel nous sommes maintenant est immense, j'ai grand mal à en évaluer la hauteur sous plafond. Ici tout est gigantesque mais inachevé. Il y règne une atmosphère de chantier puisque le bâtiment n'est pas entièrement terminé et qu'il a subi une mise à sac en règle durant ce terrible mois de décembre 1989. Ce qui n'empêche en rien une myriade de fonctionnaires en costumes mal ajustés, élimés et badgés d'y circuler dans toutes les directions à l'image d'une mouvance de termitière. En évitant avec soin les quelques groupes des militaires fortement armés postés dans les endroits névralgiques qui scrutent la multitude avec une insistance plus qu'ostentatoire. Impressionné, je demande à mon chaperon qui sont ces gens.

   — Le SRI, Serviciul Român de Informatii, le Service roumain de renseignements.

Puis, plus bas, dans un souffle :

   — Le nouveau nom de la Securitate… Mais… pas de grand changement !
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Nous nous dirigeons d'un pas soutenu en direction de l'accès à l'un des principaux axes de circulation qui desservent les différentes ailes de cette monstrueuse bâtisse… Quatre de ces rastaquouères déboulent sur nous en pointant leur PM presque à bout touchant sur nos poitrines littéraires. L'œil injecté de sang, le sous-off du quatuor aboie un ordre à notre intention. En roumain. Évidement. L'espace d'un instant la ruche de bureaucrates du grand hall cesse de bourdonner, comme pétrifiée. Aucun signe d'émotion sur le visage de mon accompagnatrice. Elle se contente de dire d'une voix ingénue, à cet épais galonné, que nous sommes attendus par M. Dragomirescu. Métamorphose. Le faciès du bouledogue se décompose de frayeur pour virer à l'obséquiosité. Le spadassin inquisiteur et vindicatif se transforme en maître d'hôtel cinq étoiles; maintenant nous sommes escortés. Commence un périple dans une géographie improbable faite de raccourcis et de détours tantôt par des couloirs somptueux ponctués d'énormes colonnes de marbre de section circulaire, tantôt par des locaux de service exigus et insalubres. Nous passons devant une batterie de portes d'ascenseur. Toutes arborent un écriteau de carton crayonné: « DEFECT ». Nous prenons l'escalier. Un escalier d'apparat qui fait penser à celui de l'opéra Garnier. Le garde-corps est interrompu au milieu d'une volée. Une pancarte déchirée accrochée à une ficelle pend dans le vide : « DEFECT ». Encore une succession de trois ou quatre couloirs nous conduit à un endroit proche de notre point de départ mais rendu inaccessible par une brèche dans la dalle qui nous laisse apercevoir et entendre deux individus s'invectiver à l'étage inférieur. Voilà qu'un personnage à l'air réjoui, sans doute prévenu par interphone, se précipite au devant de nous et s'empresse d'ouvrir une porte titrée de carton « Comitetului Pentru Problemele Consilhilor Populare ». Mirela le salue avec respect. Dans ma langue, je l'imite. Nous entrons. Un bureau de bois foncé et son fauteuil fait front à deux chaises dont l'une est estampillée « DEFECT ». Je prie mon accompagnatrice de s'asseoir sur le siège valide. Le jovial quidam qui avait disparu, revient aussitôt avec deux sièges pliants. Le premier m'est destiné, l'autre est placé derrière le fauteuil de notre futur hôte. Nous sommes priés de patienter quelques minutes par cette personne fort courtoise qui prend immédiatement congé avec aménité. Le mutisme de Mirela m'oblige à contempler longuement, le clou à crochet planté dans le mur qui me fait face. Un clou qui surplombe un rectangle foncé héliographié par le temps sur le crépi, probablement la trace du portrait du Conducator maintenant traversée par une quinzaine d'impacts de balles. Une rafale dont je me mets à compter les coups en pensant à Géronte et sa galère.

   — Que suis-je donc venu faire en ce lieu extravagant ?
   — Que suis-je donc venu faire en ce pays ruiné par la dictature?

Un soutien moral et logistique à mon ami de toujours, dans son projet d'exfiltration en France de sa fille adoptive, retenue en Roumanie par des contingences « administratives ». Une opération délicate menée sous le couvert de notre présence ici en vue de la promotion du brevet de l'une de ses inventions, une embarcation utilitaire avant-gardiste 01. Et pour ma part une tentative de transfert d'une technologie infographique et d'une méthodologie analytique particulière en matière d'urbanisme que j'avais brièvement acquise lors du réaménagement du territoire vietnamien après la chute de Saïgon.
Il faut dire que mis à part l'exfiltration en question, rien n'a pu être concrétisé. Pas plus que les projets dont mes nombreuses rencontres dans ce pays m'ont fait l'insigne honneur de me confier ou plus exactement de me charger. À savoir l'exclusivité de la promotion du projet d'un site touristique Dracula Park sur le prétendu lieu de naissance de Vlad Tepes « l'Empaleur » qui inspira le fameux personnage de fiction 02. À savoir aussi la mission de convaincre la succession de Georges Simenon d'accepter de confier la traduction de ses œuvres en roumain 03 à une véritable « princesse russe » dont j'ai, durant mon séjour à Bucarest, eu beaucoup de mal à fuir les assiduités 04.

L'arrivée de notre hôte prestigieux me sort de mes pensées. Un dame âgée l'accompagne qui doit de toute évidence tenir un rôle de traductrice. Les présentations son faites de manière fort courtoise. Nos échanges se poursuivent durant trois bons quarts d'heure, toujours scrupuleusement traduits phrase par phrase par nos deux interprètes respectives. L'entretien arrivé à son terme, le grand personnage m'entraîne dans le couloir pour me remercier longuement et chaleureusement de cette entrevue si enrichissante et du plaisir qu'il a eu à me rencontrer… cela, dans le français le plus académique qui soit. D'où ma surprise. Et surtout lorsqu'il me prie d'excuser la non présence pendant l'entretien de la personne qui nous avait accueilli tout à l'heure avec des chaises de camping :

   — Monsieur le Ministre de l'Équipement a dû se rendre de toute urgence auprès de Monsieur le Président Iliescu 05.
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Une double surprise assez énorme, mais sans commune mesure avec celle qui m'est réservée le lendemain par notre ami, l'agent de la DGSE 06 française qui nous avait organisé les contacts et l'hébergement à Bucarest. Il m'apprend que le monsieur si affable, avec qui je venais de converser longuement la veille, était l'instigateur et le responsable, sous Ceausescu, de la « Systèmisation du territoire » soit le projet de destruction au bulldozer de 8 000 villages ruraux et du déplacement de leur population – 10 millions de personnes – dans des entités semi urbaines appelées « unités productrices » 07.
Une action qui, à elle seule, a dû contribuer grandement, à la traduction du dictateur et de son épouse devant un « tribunal », à leur condamnation – officiellement en 55 minutes – pour crime contre l'humanité, destruction de l'économie et enfin à les faire passer par les armes quelques instants plus tard, le 25 décembre 1989.


rquad.jpg   FOS © 11 novembre 2012

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[01]  Un catamaran dont le profil de l'intrados des deux coques induit un effet Venturi ce qui, à vitesse égale, réduit de manière significative l'énergie nécessaire à la propulsion du bateau.  [ retour ]
[02]  Bien m'en a pris de ne pas y donner suite, puisque le projet a été abandonné dix ans plus tard en raison de multiples oppositions, en dépit d'investissements colossaux consentis, entre autres, par Coca Cola.  [ retour ]
[03]  La mission s'est soldée par une fin de non recevoir de la part de la virago qui servait de cerbère au fameux écrivain.  [ retour ]
[04]  Ioanna Cretulescu (1943-1996) J'ai appris bien après sa mort que cette personne était une référence de taille en matière de concepts psychanalytiques ayant trait au mouvement du Réalisme littéraire.
- La critique psychanalytique, l'analyse et l'interprétation. Bucarest, 1972;
- La critique et psychocritique, dans l'esthétique philosophique et sciences de l'art, Bucarest, 1972;
- Mutations réalisme. Littérature réaliste: l'histoire et la structure, Bucarest, 1974.  [ retour ]
[05]  Ion Iliescu président de Roumanie de 1990 à 1996 et de 2000 à 2004.  [ retour ]
[06]  DGSE : Direction générale de la sécurité extérieure. Le contre-espionnage français.  [ retour ]
[07]  Romeo Dragomirescu. On lui rapporte ces propos tenus le 21 septembre 1988 :
« Aucun habitant ne serait forcé de quitter son habitation contre son gré et que la modernisation des villages se ferait dans le respect de la préservation du patrimoine architectural existant. Loin de viser à augmenter la surface agricole disponible, l'objectif du programme est d'optimiser le potentiel économique, de satisfaire aux besoins sur l'ensemble du territoire, d'équilibrer les équipements et de protéger l'environnement. »  [ retour ]

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