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Transformation

Notes

Frédéric O. Sillig



La construction graduée du personnage de Charlot de 1914 à 1920 est le sujet principal de l'exposition que je visite en ce début d'automne 2006. Il s'agit de 250 photographies de plateau originales, de nombreux clichés privés et la présentation de quelques-uns des albums de presse du studio Chaplin. On y découvre aussi avec quelques petits films familiaux, un court métrage en couleur sur le tournage du « Dictateur » ainsi qu'un documentaire inédit sur les studios dirigés par l'acteur devenu réalisateur puis producteur. Sans oublier la pieuse évocation de son modèle, Max Linder01 dont on voit le portrait au début de la visite. Tout cela dans la visible intention d'une mise en évidence de la minutie et du perfectionnisme de Chaplin pour ce qui a trait à la préparation d'une prise ou d'une séquence. En d'autres termes, le soin qu'il apportait au rythme, à l'intensité de l'action ou de l'émotion d'un plan et de son intégration millimétrée dans l'entier du découpage. Une inclination légendaire si l'on se réfère à d'autres occurrences plus connues comme le tournage complet, réitéré en studio, des scènes déjà réalisées, à grand frais en extérieur dans la neige, pour de « La Ruée vers l'Or » ou les 324 prises qu'il a fallu « mettre en boîte » pour la scène de la rose dans « City Lights » avant d'obtenir le satisfecit final de la part du génial cinéaste.
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Mais pour moi, abstraction faite d'un pointillisme souvent jugé vétilleux et maladif, c'est le maccartisme qui constitue la lèpre dont le personnage de Charles Spencer Chaplin, en tant que victime, est le plus évocateur. Un mouvement sinistre qui l'a obligé à s'exiler dans une Europe quittée plus de quarante ans auparavant; émanant d'une nation qui plus tard lui a dédaigneusement accordé un visa provisoire pour venir grappiller un Oscar décerné, en fait, à la gloire du pays dont il a enrichi de façon magistrale la maigre culture avant d'en être définitivement chassé. Un mécanisme désormais honni par les collectivités dites bien pensantes, bobos et intellectuels de gauche en tête. Cela en dépit de l'absolue cécité de ces derniers à l'égard de phénomènes anathèmisants parfaitement similaires qui se déroulent sous leur nez et avec leur involontaire, mais souvent très large contribution. Un exemple parfait de la froide transformation d'une Société qu'a par ailleurs su si bien décrire notre homme, notamment au travers du « Kid » dont quelques photos magnifiques s'étalent maintenant devant mes yeux. Mais il s'agit d'une transformation qui se limite aux apparences et qui n'échappe pas à l'irrémédiable sinusoïde de l'histoire.
Ici, un recoin plus sombre de l'exposition où l'on peut assister, en boucle, à plusieurs courts métrages de Charlot. Quelques chaises pliantes occupées de manière clairsemée. Devant, assis par terre, une dizaine d'enfants de 6 à 8 ans, l'âge de Jackie Coogan02 dans « The Kid ». La technologie de projection est numérisée, mais les organisateurs on pris soin de restituer, dans l'environnement sonore, le bruit mythique de la croix de malte03 au contact des perforations de la pellicule. Il s'agit de films que j'ai visionné maintes fois au cours de ma vie. Et à partir d'un âge fort peu avancé. L'âge du Kid ?… Voilà que se succèdent sur l'écran, poursuites, acrobaties, pirouettes, ruades, chutes, cabrioles, roulades, volte-faces, souvent ponctuées par une amorce de lever de chapeau melon pour mieux railler encore le flic de quartier et son bâton. Au-delà du niveau d'adresse atteinte dans l'exécution de ces pitreries, du rythme parfait et de la précision des acrobaties, ce qui m'impressionne le plus, c'est l'imbrication permanente et récursive d'effets comiques d'action au sein d'un canevas typique d'une logique qui se réclame du comique de situation. Je pense que c'est là que réside le vrai génie de Chaplin.
Du côté gauche de la salle, un type poivre et sel dans mon genre, qui sans véritable interruption, se tord de rire sur son frêle strapontin jusqu'à menacer d'en tomber. Pour ma part, j'ai grand mal à garder une certaine réserve. Je prends conscience qu'à chaque étape de la vie, l'expérience fait ajouter un degré ou deux à notre propre stratification de la perception de l'humour à partir du métaphorique « premier-degré » de la petite enfance. Est-ce le 4e ou le 5e qui m'incite à me demander si c'est le pop-corn ou les pommes chips dont se gavent les enfants du devant, à grand froissement d'emballage synthétique, qui paralysent les réflexes naturels de protection au point de justifier le port du casque que certains n'ont pas jugé utile de quitter. Leur influx nerveux serait-il donc devenu plus lent que la vitesse de la gravitation ?
La lumière revient. Je me lève pour partir. Je me dois d'esquisser un sourire de contemporaine complicité au « poivre et sel » qui fait de même. Un curieux sentiment m'habite. L'impression de quelque chose de déphasé, un phénomène qui ne cadre pas avec l'environnement. Serais-je en proie à une des phases cruciales de la perpétuelle transformation de la Société ? Cette transformation aurait-elle eu lieu sans que je m'en aperçoive ? C'est en regardant les enfants s'en aller que je réalise brusquement que la cause de mon trouble est liée à leur attitude pendant le film…

Ils ne riaient pas !
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rquad.jpg   FOS © 8 juin 2009

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[01]  Max Linder (1883-1925) Célèbre acteur et réalisateur français, pionnier du burlesque. Une évocation un peu égotiste puisque c'est juché sur ses épaules que mon père a fait sa seule apparition au cinéma à l'âge de deux ou trois ans.  [ retour ]
[02]  Jackie Coogan (1914-1984) l'enfant qui joua le gosse du « Kid » de Chaplin et qui continua une carrière d'acteur jusqu'en 1973.  [ retour ]
[03]  Croix de malte. Dispositif mécanique utilisé dans les projecteurs de cinéma qui transforme un mouvement rotatif continu en mouvement saccadé qui permet à chaque image de s'arrêter devant la lampe à arc, ce qui produit ce cliquetis caractéristique audible à proximité du projecteur.  [ retour ]

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