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Des Trémolos pour un criminel

Notes

Frédéric O. Sillig



Nous sommes le vendredi 6 mars 1953, il est un peu moins de 13 heures. Je me hisse à la droite de ma mère sur la chaise directoire recouverte de skaï blanc qui me sert de perchoir pour le déjeuner. J'ai largement passé le cap de mes six ans et demi : Ce qui fait que maintenant, je suis « grand ». Face à moi, mon père se lève pour tourner le bouton du monstrueux poste de radio carrossé de bois posé sur un guéridon adossé au mur de façade. La mystérieux œil vert s'allume. L'œil magique disait-on alors. C'est l'heure sacro-sainte des « nouvelles ».
tremolos01.jpg Mon père se réinstalle à table pour verser à ma mère et à lui-même une dose de Mascara dans des minuscules verres à pied côtelés. En fait des verres à Vermouth. Avarice, principe d'économie ou acte de tempérance ? Je ne l'ai jamais su. Immédiatement après l'annonce du bulletin d'information sur l'habituel ton sentencieux de l'époque retentit une musique funèbre tout à fait insolite à cette heure. Elle va servir de fond sonore à une voix monocorde qui se met à déclamer sur un rythme très lent marquant de grandes pauses entre les segments de phrase :

   —  Le 5 mars… à 9 heures 50 du soir, … après une grave maladie, …est décédé… le président …du Conseil des ministres de l'URSS,… secrétaire du comité central du Parti communiste de l'Union soviétique,… Joseph … Vissarionovitch … Staline. 

Le dernier mot « Staline » est prononcé dans un souffle, censé occulter un sanglot que l'on n'entendra pas. La frêle sensation d'une bougie qui s'éteint. Cette intonation est restée intacte dans ma mémoire depuis exactement 60 ans. Jamais je n'ai entendu une telle chose auparavant ; ni depuis d'ailleurs. Même dans les films de Bergman. En dépit de mon très jeune âge, je sais que Staline est le successeur de Lénine à la tête de la « Russie » pour avoir vu leur profil à tous deux, superposés en médaillon avec deux autres personnages barbus et chevelus. Mais rien de plus. La sentence que je viens d'entendre me donne à penser qu'il agit d'un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité qui vient de disparaître. Une sorte de Gandhi ou d'Abbé Pierre01 avant l'heure. J'en suis profondément bouleversé et cherche du regard une réaction de mon père dont le visage était resté impavide jusque là. Je décèle alors une fureur froide monter en lui.

   — Des trémolos pour un grand criminel, comme toujours !

La douche écossaise. D'un seul coup je passe d'un sentiment de grande compassion collective à un état de haine la plus féroce. Il faut dire que je tiens déjà les rares paroles de mon père pour l'évangile absolu. C'est alors qu'il m'explique en termes choisis, ceux qui conviennent à un enfant de mon âge, les grandes lignes de l'appareil monstrueux que cet homme avait mis sur pied avant de faire disparaître la plupart de ses complices. Faits qui ne lui donnaient rien à envier à Adolf Hitler en matière de barbarie. Ce que j'ignore encore, c'est que la source des renseignements qui me sont développés ici, en contradiction avec l'entier de la presse – alignée ou non – provient à coup sûr des relations qu'avait mon père en 1943 avec certains des membres du réseau Rado02 alors qu'il était un lieutenant du chef du contre espionnage suisse. Ce n'est qu'en 1970 que j'ai eu le loisir de lire le fameux rapport secret de Nikita Khrouchtchev du 25 février 1956 que des fuites on permit de le publier dans le New York Times et dans « le Monde » en juin de la même année dans une indifférence quasi totale. Un rapport qui déclencha a posteriori la déstalinisation dont le début effectif n'eut lieu qu'en 1961. Puis ce fut pour moi l'interminable lecture, en 1974, des trois tomes de « l'Archipel du Goulag » qui me confirma en détail l'exactitude des déclarations de mon père.
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En bref, cette journée du 6 mars 1953 marqua pour moi le début d'une vie faite de scepticisme et de recul face à toute déclaration politique ou journalistique qui s'écarte des réalités factuelles ou d'un raisonnement géopolitique fondé sur des hypothèses plausibles. Dans l'intervalle j'ai pu parfaire cette attitude – particulièrement de retour de l'Algérie de 1961– à la lecture des journaux qui relataient, de manière fantaisiste et mensongère, des faits auxquels j'avais assisté. Puis à dix-sept ans, je me suis laissé étendre ce concept aux multiples livres que l'opportunisme et l'officialité de l'Histoire a pu réécrire. Cela devant une tasse de café dans la cuisine d'Henri Guillemin qui, selon François Mitterrand, « (..) écrit avec l'encre de la passion, parce qu'il aime confondre les idées reçues et redresser les torts de l'Histoire.» C'est au travers de ce filtre que, depuis lors, j'ai pu appréhender la lecture de ce qui m'était exposé, sur l'assassinat de Kennedy03, sur l'opération Northwoods04, sur la Baie des Cochons05, sur les attentats de 2001, sur les guerres d'Afghanistan, d'Irak, de Libye et bien d'autres événements à mettre en parallèle, au plan de la communication, avec le fameux incendie du Reichstag de 193306.
Pour conclure, tout récemment Jean-François Khan se plaignait devant moi de la manière éhontée dont étaient traités les actuels événements de Syrie par la presse occidentale. En guise de confirmation de son propos, il me vint une sentence surgie du tréfonds de ma mémoire qui a suscité de sa part une réaction d'approbation déconcertée. Il s'agit du précepte d'un vieux professeur – par ailleurs Jésuite défroqué – qui m'avait dit un jour : « Sachez, jeune homme, que pour comprendre les croisades, il ne sert à rien de lire la Bible ou le Coran, il suffit de regarder une carte de géographie !».
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rquad.jpg   FOS © 6 mars 2013

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[01]  C'est exactement au même endroit, dans les mêmes circonstances qu'un peu moins d'une année plus tard que j'entendis le fameux appel de l'Abbé Pierre du lundi 1er février 1954 à 13h10 sur Radio Luxembourg qui me valut forces remontrances pour mon arrivée tardive en classe dans un état de trouble profond. « Mes amis ! Au secours ! Une femme vient de mourir gelée cette nuit à 3 heures sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel avant-hier on l'avait expulsée ».  [ retour ]
[02]  Alexander Rado sur Wikipédia  [ retour ]
[03]  L'assassinat de John Kennedy sur Wikipédia  [ retour ]
[04]  L'opération Northwoods sur Wikipédia  [ retour ]
[05]  Le débarquement de la baie des Cochons sur Wikipédia  [ retour ]
[06]  L'incendie du Reichstag sur Wikipédia  [ retour ]

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