

Les tribunaux (presque) comiques
Notes
Frédéric O. Sillig
Il ne s'agit pas d'une suite aux propos de Georges Courteline01 ou de Jules Moinaux – son alias à la ville – ou réciproquement, selon l'expression favorite de Pierre Dac, mais deux affaires qui me sont réellement arrivées.

Inquiétante contigüité
Avec mon associé, nous élaborons un plan d'urbanisme partiel dans une petite commune à vocation touristique pour le compte d'un groupement de propriétaires fonciers dont un éminent hôtelier. Au terme d'une interminable procédure, les autorités idoines nous accordent l'autorisation nécessaire à sa mise en application. Voilà que trois propriétaires fonciers voisins font appel de cette décision. Il faut préciser que dans ce contexte juridique, l'appel ne vise non pas les instigateurs du plan d'urbanisme mais l'autorité gouvernementale qui l'a validé. Une audience est enfin fixée après moultes démarches entre parties sans aucune issue acceptable pour nos clients.
Prenant place dans la salle d'audience, je remarque immédiatement que l'autorité attaquée n'a pas daigné se faire représenter par un avocat, mais par un sous-verge d'un sous-service de l'administration locale ; qui par ailleurs, n'a pas ouvert la bouche de toute la session. Au contraire, les recourants ont mandaté un ténor du barreau bien connu dans la région et grand spécialiste des affaires d'urbanisme, Me Antoine Bouvereau*. Bigre !
Dès les premiers échanges, je suis tout de suite interpellé par le président de la Cour comme si c'était moi le conseil de l'autorité défenderesse. Je m'en étonne auprès de ce magistrat qui me répond qu'ici, je suis la seule personne compétente pour traiter les questions d'ordre « technique ». Je m'incline. Le sous-verge ne bronche pas. Suivent un certain nombre de questions des recourants immédiatement retoquées par le juge qui n'est pas tout à fait dupe de « l'indubitable bonne foi » affichée par ces derniers. D'autres questions me sont posées qui relèvent d'une logique des plus élémentaires qui frôlent le procès en crétinerie distillée, auxquelles je réponds de manière laconique.
Arrive le moment du dépôt de la cerise sur la pièce montée. L'œil torve de Me Bouvereau balaye les trois membres de la Cour avant de porter son estocade finale en posant la question qui, selon sa vraisemblable conviction, va provoquer l'inéluctable mise à mort de notre projet.
— Comment les protagonistes du projet peuvent-ils affirmer à l'article12 du règlement qu'ils ont eux-mêmes élaboré, que l'entier du projet est placé sous le seul régime de « l'ordre non-contigu » et que l'on observe dans le dit projet un nombre impressionnant de bâtiments adjacents les uns aux autres... donc contigus ?... Monsieur le Président, c'est à en perdre la raison !
Le regard austère du président, un rien agacé, se tourne vers moi et sans prononcer un seul mot, et me demande de répondre d'un élégant signe de la main. Je m'exécute.
— Monsieur le Président, tous les urbanistes de la planète s'accordent à définir ce qu'on appelle « l'ordre contigu » par le fait de pouvoir y ériger un bâtiment adjacent à un autre, implanté, lui, sur un autre parcelle ; soit deux constructions réunies sur l'aplomb d'une limite de propriété foncière. En revanche, bâtiments ou corps de bâtiments juxtaposés peuvent parfaitement être admis dans un espace participant à « l'ordre non-contigu » si ces derniers se trouvent en totalité sur la même parcelle de terrain.
— C'est tout à fait clair ! Merci Monsieur !
Un geste de ma part pour signifier que ma réponse n'est pas terminée et nouveau signe élégant de la main du juge.
— Toutefois, connaissant les velléités particularistes prônées par certaines personnalités originaires du crû02… Aussi par acquit de conscience, j'ai tenu à vérifier que cette constante s'applique également dans la région où nous sommes. Le constat absolument irréfutable que tel est le cas m'a été confirmé par la consultation d'un fort intéressant recueil de lois, richement commenté et détaillé, comprenant également de multiples exemples de jurisprudence. Un ouvrage assez récent, co-rédigé par un certain ... A. Bouvereau.
Le désappointement du ténor du barreau n'a pas pu se voiler devant le tonitruant éclat de rire simultané du juge, de ses deux assesseurs et du greffier.
*Identité modifiée.

Plaidoirie avortée
Aujourd'hui un tribunal finit par accepter d'envoyer chez moi des inspecteurs chargés de faire le constat du profond délabrement de mon appartement dont le simple rafraichissement après plus de quarante ans d'occupation m'est toujours refusé par les propriétaires. Que par ailleurs, je viens de faire condamner quatorze fois en trois ans pour leurs méthodes qui oscillent entre la crétinerie et le sordide.
Rendez-vous est pris pour une visite domiciliaire qui doit précéder une audience prévue pour avoir lieu au siège d'un tribunal distant d'une trentaine de kilomètres. Lorsque j'ouvre ma porte à l'heure dite, j'ai la surprise de voir la présidente du dit tribunal en pied sur mon paillasson. Puis apparait sa suite composée de deux assesseurs et d'une greffière qui pénètrent dans mon logis sans plus attendre. Le cortège se termine par l'apparition d'une des propriétaires de l'immeuble et de son conseil. Un avocat rayé du barreau subitement muté en gérant d'immeuble au risible motif de la maladie du vrai gérant ; subterfuge exceptionnellement autorisé par cette juridiction au vu de la nature du litige. Je suis ensuite informé que l'audience aura lieu ici après le constat effectué par les trois juges eux-mêmes. Surprenant mais « Noblesse oblige ! » ou plutôt « Économies obligent ! ». Un salon-salle à manger de 17.15 m2 rétréci par un étagement d'environ 4000 livres est en passe de se métamorphoser en salle d'audience de tribunal. Délirant mais probablement inédit !
L'audience débute par plusieurs incidents provoqués par l'avocat défroqué, évidement tous hors de propos et alternativement désamorcés par la juge et par moi-même. Une intervention de la bailleresse, haute en vulgarité, et tout aussi incongrue, parfait la nervosité de la juge qui ne parvient plus à cacher son agacement. Une considération inepte et un mensonge patent de l'ex-avocat essuie ensuite, de la part de la magistrate, un virulent reproche de ne pas être «technique ». Personne maintenant ne doute plus de l'orientation des futures conclusions de la Cour. Surtout devant mes prétentions juridiquement irréfutables, étayées et chiffrés avec la rigueur qui s'impose en pareil cas.
La phase de l'instruction se clôt et la juge me demande si je souhaite plaider. Refus de ma part:
— Madame la Présidente, j'ai cru comprendre tout à l'heure, qu'ici, il fallait être «technique». Or, tout ce qui est technique se trouve dans le dossier. Alors c'est très volontiers que je laisse passer mon tour pour la partie... gesticulatoire !...
Timide sourire de la cour !
Défroqué muselé !
Bailleresses condamnées !
Appartement rénové !

FOS © 10 avril 2025

[01] | Georges Courteline alias Georges Moinaux WIKIPÉDIA [[ret01]] |
[02] |
Allusion faite à Jean Villard Gilles :« Y en a point comme nous! » WIKIPÉDIA [[ret02]] |

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